Interprétation et modèles en géométrie (Partie 4)

Exemple historique d’un cas où l’interprétation produit un modèle local de la géométrie étudiée
lundi 1er juin 2009
par  Yves MARTIN

Beltrami, pour étudier la géométrie intrinsèque de la pseudosphère et montrer qu’elle est hyperbolique est amené à utiliser un disque intermédiaire, qu’il appelle disque limite (DL), facilitant ses représentations et ses calculs. Non concerné par la démarche axiomatique, même s’il le manipule continuellement, il ne voit pas son disque limite comme un modèle potentiel du plan hyperbolique. Cette partie propose quelques figures sur ce thème. Elles permettront de rendre compte aussi bien de la difficulté de travailler dans une interprétation qui n’est qu’un modèle local de la géométrie étudiée que de certaines richesses propres à ce modèle.

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Beltrami était spécialiste de cartographie, nommé professeur de géodésie en 1863 à Pise. Il connaissait parfaitement le traité de Gauss - encore difficile à l’époque - sur la géométrie des surfaces et l’avait traduit en italien. Il a aussi lu, dès sa parution en français, le « traité des parallèles » de Lobatchevsky dans sa version avancée de 1840, traduite en 1866 par Jules Houël de l’université de Bordeaux.

1. Prélude à la pseudosphère

La problématique de Beltrami était intimement liée à la cartographie, la représentation plane des surfaces et plus particulièrement, il s’intéressait à cette question récurrente pour les cartographes : « dans quelle mesure au plus court chemin sur la surface peut-on faire correspondre le plus court chemin sur le plan - le segment ? ».

Beltrami pense naturellement qu’avec les nouveaux outils de Gauss sur les surfaces, la question de la linéarisation des géodésiques va avancer à grand pas. Mais son premier résultat (1865) est assez négatif :

« … les seules surfaces susceptibles d’être représentées sur un plan, en sorte qu’à chaque point de l’une corresponde un point de l’autre et qu’à chaque ligne géodésique corresponde une ligne droite, sont celles dont la courbure est partout constante (positive, négative ou nulle). »

D’où l’intérêt pour les surfaces à courbure constante négative, et la plus simple d’entre elle, la pseudosphère. Gauss lui-même avait déjà mentionné la pseudosphère [1] dans son traité de 1828 et montré que pour une courbure constante négative de $-1/R^2$, l’aire d’un triangle géodésique ABC était $R^2(\pi-A-B-C)$ si A, B et C sont les mesures des angles en radians.

Dans son « Essai d’interprétation de la géométrie non euclidienne » (1868), Beltrami commence par installer un travail préliminaire dans son disque limite et en particulier pour traiter de que que l’on appellera depuis le revêtement de la pseudosphère, disons rapidement le fait qu’une surface à courbure constante puisse s’enrouler sur elle-même.

Dans la troisième partie de son essai, il entame l’étude des angles entre les géodésiques en relation avec les angles des cordes correspondantes dans DL, et il fait ce que l’on peut appeler la première figure hyperbolique dans le (futur) modèle de Klein Beltrami qu’il commente ainsi :

« Par un point (réel) quelconque de la surface, on peut toujours mener deux lignes géodésiques (réelles), parallèles à une même ligne géodésique qui ne passe pas par ce point, et ces deux lignes géodésiques font entre elles un angle qui diffère à la fois de 0 et de 180 degrés »0. [...]

« Ce résultat s’accorde, sauf la différence des termes employés, avec ce qui forme la base de la géométrie non euclidienne. »

Comme la pseudosphère ne recouvre qu’une partie du plan hyperbolique, les géodésiques parallèles sur la pseudosphère ne se distinguent pas visuellement de géodésiques simplement non sécantes : ce caractère local nuira longtemps à sa lisibilité, et ce d’autant plus qu’en fait, en dehors des méridiens, aucun couple de droites parallèles n’est représentable avec leur point commun à l’infini, puisque le seul point à l’infini de la pseudosphère est celui dans la direction des méridiens.

Il est temps de regarder tout ceci sur une première figure

2. Pseudosphère et disque limite de Beltrami

Dans la figure suivante on a représenté deux géodésiques (AB) et (CD) sur la pseudosphère, et leur linéarisation (A’B’) et (C’D’) dans le disque limite. Dans le traité de Beltrami, le point $O_dl$ est au centre du disque limite. Le fait de l’étendre vers la droite permet de déplier les enroulement de la pseudosphère autour de l’enroulement principal.

Description et manipulations possibles
Un point X de la pseudosphère est défini - et manipulable- par son altitude uX qui définit une ellipse parallèle à l’équateur sur laquelle se trouve le point X (ce qui donne sa longitude)
On peut aussi manipuler les point A, B, C et D.
Dans le disque limite (DL) la projection de la pseudosphère est entièrement contenue dans l’ellipse de sommets Idl et Odl.
Idl est le seul point à l’infini accessible par un méridien sur la pseudossphère. D’où le nom de modèle « parabolique » utilisé parfois pour cette surface.
A l’ouverture on voit sur DL que les deux droites ont une perpendiculaire commune en dehors de la pseudosphère. On peut déplacer C ou A pour faire entrer la perpendiculaire commune sur la pseudosphère.
On peut agir sur les autres points également pour que les droites deviennent sécantes avec un point d’intersection soit en dehors de la pseudosphère, soit à l’intérieur (et alors, comme pour la perpendiculaire commune, on le voit rentrer par l’équateur).

<carmetal|doc=567|largeur=779|hauteur=501>

Dans cette figure, on peut aussi enrouler les points sur la pseudosphère. Le point à l’infini s’obtiendrait aussi par un enroulement infini dans les deux sens sur une ellipse parallèle à l’équateur.

Signalons que contrairement à ce qu’on peut lire parfois, les ellipses parallèles à l’équateur ne sont pas des droites de la pseudosphère mais des horicycles. Par contre les méridiens sont bien des géodésiques.

C’est Klein quelques mois après la parution de l’essai de Beltrami, qui a pris conscience que les cordes, a priori simple linéarisations de géodésiques, sont en fait les droites d’un modèle de cette géométrie non euclidienne qu’il a ensuite appelé (en 1872) « hyperbolique » à l’intérieur d’un disque qui depuis s’appelle le disque de Klein-Beltrami (KB). Le modèle est fondamentalement projectif, les symétries orthogonales du modèle hyperboliques sont des homologies harmoniques.

Klein a montré que toute géométrie métrique se plonge dans un plan projectif idéal : pour ce modèle là, la plan idéal est simplement le prolongement du modèle hors du disque KB.

3.Cycles circonscrits

Dans la dernière partie de son traité, Beltrami poursuit par les « circonférences géodésiques » et retrouve, sur la surface, intrinsèquement, les résultats de Lobatchevsky pour sa géométrie non euclidienne, à savoir qu’il existe trois sortes de cycles, étendant la notion de cercles : le cercle hyperbolique, l’horicycle (qui se comporte comme un cercle de centre un point à l’infini passant par un point fini), et l’équidistante - qui dans cette géométrie n’est pas une droite.

Pour cela il reprend, sur la pseudosphère, l’étude des faisceau des médiatrices d’un triangle : « lignes géodésiques élevées normalement sur les milieux des lignes de jonctions ».

Alors ces trois droites peuvent avoir un point commun (les sommets du triangle sont sur un cercle) une perpendiculaire commune (les sommets sont sur une équidistante) ou être parallèles, concourantes en un point idéal (les sommets sont sur un horicycle).

Les trois cycles sont donc liés à trois types de faisceaux et sont définis comme les lignes de niveaux orthogonales aux faisceaux en question (mais il faudrait détailler un peu plus sur les faisceaux).

Sur le plan épistémologiue et didactique, il est intéressant de voir comment même les plus grands visionnaires sont parfois encore imprégnés de nos représentations millénaires. Beltrami écrit à ce sujet :

« […], il faut nécessairement admettre que l’on ne peut pas toujours faire passer une circonférence géodésique par trois points de la surface choisis d’une manière quelconque. Cela encore est en accord, mutatis mutandis, avec les principes de Lobatchevsky » [...]

« […], il est permis de regarder les lignes géodésiques correspondantes comme ayant un point idéal(*) commun, et leurs trajectoires orthogonales comme quelque chose d’analogue aux circonférences géodésiques proprement dites ». [...]

C’est dans le passage suivant que l’on voit la prégnance de la notion de parallèle. Clairement Beltrami parle d’une équidistante, a lu le concept chez Lobatchevsky, mais pourtant utilise l’expression qui décrit une propriété qui n’est vraie qu’en géométrie euclidienne :

« Cette équation définit une ligne géodésique réelle de la surface ; on peut donc en conclure que, parmi les circonférences géodésiques en nombre infini qui ont le même centre idéal, il y a toujours une ligne géodésique réelle et une seule de sorte que les circonférences géodésiques à centre idéal peuvent
aussi se définir comme des courbes parallèles (géodésiquement) aux lignes géodésiques réelles ».

(*) le terme idéal dans l’essai de Beltrami n’a pas le sens qu’il prendra ensuite (point du cercle limite, à l’infini pour le modèle hyperbolique), c’est l’intersection des médiatrices dans ce qui sera vu plus tard comme le prolongement projectif idéal du plan hyperbolique du modèle KB.

Dans la figure suivante, on manipule les points sur la pseudosphère (penser à modifier les altitudes si nécessaire) : le triangle ABC peut avoir un cercle circonscrit ou une équidistante circonscrite (il y a alors changement de couleur à ce moment). A l’ouverture, le centre du cercle circonscrit commence à devenir réel sur la pseudosphère. On peut le rendre « non réel » et aller vers l’équidistante circonscrite, ou au contraire continuer à le faire entrer sur la pseudosphère pour que le cercle tout entier soit sur la surface.

<carmetal|doc=570|largeur=732|hauteur=504>

La figure étant déjà lourde, on a limité les cycles à des lieux de 200 points. Après téléchargement,
il serait plus confortable de mettre 500 points en particulier à l’équidistante.

4. Une équidistante particulière

Si ce modèle a été abandonné, car jugé trop complexe et de toute façon seulement local, il nous réserve de très belles interprétations de certaines courbes particulière. La figure suivante a été inspirée par une petite erreur de Coxeter qui, dans les premières éditions de son ouvrage de référence sur les géométries non euclidiennes avait écrit que les droites s’enroulaient à l’infini sur « la corne de la pseudosphère ». En son hommage, cette figure qui contient une courbe qui s’enroule à l’infini comme il l’avait imaginée. Cela ne peut pas être une droite, mais en s’y prenant bien, cela peut être une équidistante.

Voici comme comment cette figure est faite :
• Deux points A et B sont pris sur la pseudoshère et envoyés en A’ et B’ dans le disque limite de Beltrami.
• La perpendiculaire à leur médiatrice est prise depuis le point Idl, le seul point à l’infini. C’est un méridien rouge (dans DL et sur la pseudosphère).
On va construire un triangle ABC de telle façon que ce méridien soit la perpendiculaire commune aux médiatrices du triangle. Pour cela on se donne un degrè de liberté, le point P sur le méridien.
• La perpendiculaire au méridien en P sera la seconde médiatrice. On construit alors C’ le symétrique de A’ par rapport à cette droite, puis le point C correspondant sur la pseudosphère : il faut manipuler P pour déplacer C.

Alors par construction l’équidistante passant par A, B et C a pour perpendiculaire commune le méridien rouge. Comme celui-ci passe par le point infini de la pseudosphère, la partie de l’équidistante qui va vers ce point est entièrement dans la pseudosphère et donc « s’enroule à l’infini sur la corne de la surface » comme ce qu’on appellera désormais « le rêve de Coxeter ».

<carmetal|doc=569|largeur=803|hauteur=524>

Il n’y a que la pseudosphère pour nous permettre de telles interprétations de courbes équidistantes ... cela méritait qu’on s’y arrête un peu ...

Cette partie a été l’occasion de voir fonctionner une relation entre non seulement des modèles différents mais surtout entre un modèle complet d’une géométrie et une modélisation locale.

Dès que Klein a vu que le disque DL de Beltrami était un modèle de géométrie hyperbolique, ce dernier a consacré l’essentiel de ses recherches à essayer de construire une surface qui représenterait l’ensemble du plan hyperbolique. Beltrami est décédé en 1900, et Klein a montré que c’était impossible en 1901. Entre temps, Poincaré avait dégagé ses deux modèles conformes (la pseudosphère l’est bien entendu, mais pas le modèle projectif KB), dont les manipulations avec les nombres complexes étaient bien plus efficaces, la pseudosphère est passée au statut de modèle historique.

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Plus sur la pseudosphère

On trouvera de nombreux lien sur le net, voici quelques uns, de type « production locale », avec manipulation dynamique sur les surfaces pseudosphériques.

Diaporama CaRMetal de la galerie des utilisateurs.

Dans le site IREM, une page de manipulation des macros en complément au diaporama précédent.

Une première version de ce travail avec détail des formules utilisées (PDF de 72 pages largement illustré - 5,5 Mo) et plus de 70 figures Cabri (2003). Avec Cabri il n’y avait pas encore la version 3D réellement manipulable, et il ne pouvait pas y avoir l’enroulement continu des points sur plus d’un tour comme ici et surtout dans le diaporama ci-dessus.

Article expliquant le principe de l’enroulement continu


[1sous le nom de « Gegenstück der Kugel », le nom de pseudosphère sera donné par Beltrami « pseudo plutôt que anti parce qu’elle sont plus soeurs jumelles qu’opposées »


Documents joints

Beltrami - Deux droites
Rêve de Coxeter
Beltrami - 3 cycles circonscrits

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