Interprétation et modèles en géométrie (Partie 1)

1- Cas des géométries finies
vendredi 29 mai 2009
par  Yves MARTIN

Pour permettre d’illustrer suffisamment le propos par des applets — nous sommes en géométrie dynamique — cet article est découpé en cinq parties :

  1. Introduction, cas de la géométrie finie plane
  2. Exemple du plus petit espace projectif
  3. Interaction entre un modèle euclidien et un modèle elliptique
  4. Interaction entre deux modèles hyperboliques
  5. Seconde axiomatisation et incidence en géométrie absolue
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La définition des objets premiers de la géométrie a toujours posé problème, y compris à l’époque de Hilbert. C’est seulement en 1920, avec Geiger, que l’axiomatique s’est totalement débarrassée de ses implicites perceptifs (en particulier de l’incidence comme appartenance). Désormais, ce que l’on entend par les mots premiers (points, droites, incidence) relève d’une interprétation d’un système d’axiomes quand on fait correspondre aux mots premiers du système des objets mathématiques. On dit qu’une interprétation est un modèle quand les axiomes sont tous satisfaits.

Dans tout modèle d’un système d’axiomes, tout théorème déduit logiquement des axiomes est vrai et, par contraposition, on a la remarque suivante :

Si un énoncé est faux dans un modèle, c’est qu’il ne peut pas être démontré à partir des axiomes.

La question cruciale est celle de l’incidence. Axiomatiquement, on se donne un ensemble de points, un ensemble de droites, et l’incidence est une relation sur le produit cartésien des deux premiers. Nous verrons dans la partie 3 que cette approche est indispensable si on veut définir axiomatiquement une géométrie absolue qui peut contenir des situations aussi éloignées que le cas hyperbolique et le cas elliptique.

Mais dans cette première partie, notre approche de l’interprétation et des modèles va être plus élémentaire, et en particulier nous resterons dans l’interprétation de l’incidence par la relation de l’appartenance des points à la droite. Malgré cela, la richesse des interprétations des axiomes géométriques est déjà très intéressante.

1. Une autre interprétation de la géométrie affine usuelle de R x R

Avant d’aborder le cas fini, pour entrer dans la démarche de l’interprétation sur des situations affines bien connues, commençons par un modèle non usuel mais très simple de la géométrie affine, qui peut même être étudié au lycée pour les calculs qu’il met en jeu et le changement de cadre riche et pertinent qu’il produit.

<carmetal|doc=571|largeur=790|hauteur=523>

On voit sur cette figure le fonctionnement des raisonnements affines, transposés dans une interprétation qui amène chacun à réfléchir, voire à schématiser la démarche effectuée : les interprétations usuelles que l’on a de la géométrie sont tellement ancrées, tellement partagées également, qu’on en oublie que ce ne sont que des interprétations.

2. Interprétation d’une géométrie finie plane sur un objet de l’espace

La géométrie affine plane est définie par les axiomes suivants :

A.1 Par deux points il passe une et une seule droite.
A.2 Par un point n’appartenant pas à une droite donnée, il existe une unique droite passant par ce point ne rencontrant pas la droite.
A.3 Il existe trois points qui ne sont pas tous contenus dans une même droite.

Dans le cas fini, on montre facilement que si une droite a n points, alors toutes les droites ont n points. Il y a $n^2$ points, chaque point est contenu dans n + 1 droites et il y a $n^2+n$ droites. On parle du plan affine d’ordre n.

On sait par ailleurs que la structure vectorielle associée à un corps de caractéristique différente de 2 produit un plan affine. Le corps Z/3Z produit un plan affine à 9 points et 12 droites. L’interprétation naturelle en produit 3x3 ne donne pas immédiatement à voir que chaque troisième point de la droite (AB) est aussi le milieu - au sens affine - de A et B.
L’interprétation sur un tore s’y prête mieux :

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On voit déjà que des interprétations différentes permettent de plus ou moins bien voir des propriétés. Au passage, les représentations sur le tore ne sont en rien des droites (au sens de géodésiques) du tore, ce ne sont que de simple courbes paramétrées passant par les trois points images.

On notera que l’incidence sur le plan affine qui se traduit par l’appartenance d’un point à un triplet se plonge, dans une structure plus riche, par une appartenance à une courbe continue dans $R^3$

Pour autant la représentation initiale peut être intéressante dans d’autres situations comme celle des médianes d’un triangle. En effet, le corps étant de caractéristique 3, l’isobarycentre de 3 points n’existe pas. Quid alors des médianes ?

<carmetal|doc=547|largeur=715|hauteur=479>

Là encore, le plongement dans une structure plus riche (en cliquant sur le bouton « Médianes ») modifie l’interprétation de l’incidence puisque l’on passe de l’inclusion dans un ensemble de trois points à l’appartenance à une droite affine par morceau et transporte la représentation du parallélisme des droites à trois point vers le parallélisme du modèle standard du plan affine réel.

3. Quand les droites à 3 points sont interprétées comme des triangles

Poursuivons notre exploration des différentes représentations des géométries finies pour passer à la géométrie projective.

La géométrie projective plane est définie par un axiome différent du cas affine :

P.1 Par deux points il passe une et une seule droite.
P.2 Deux droites distinctes sont sécantes en un point unique.
P.3 Il existe quatre points tels que trois d’entre eux ne sont jamais incidents à une même droite.

Dans le cas fini, on montre qu’il existe un entier n tel que toute droite a n + 1 points, que chaque point est contenu dans n + 1 droites. Il y a $n^2+n+1$ points et autant de droites.

Pour n = 2, on un plan à 7 points et 7 droites, c’est le plan de Fano, qui est le plan projectif sur le corps à deux éléments. Chaque droite a 3 points.

Les systèmes triples de Steiner

Parallèlement au plan de Fano, bien connu, introduisons les systèmes triples de Steiner d’ordre n : STS(n) est un ensemble à n éléments, associé à l’ensemble T de tous ces triplets (blocs[il s’agit d’un cas particulier des systèmes de Steiner dont l’étude des automorphismes est à l’origine de la découverte des premiers groupes sporadiques, les groupes de Mathieu] dans le cas général) tels que chaque partie à deux éléments est contenue dans un et un seul élément de T.

Un premier résultat, datant de 1847, est dû à Kirkman qui a montré, de manière constructive, qu’un STS(n) existe si et seulement si n est congru à 1 ou à 3 modulo 6. Un second résultat, plus élémentaire, montre que pour un STS(n), il y a n(n - 1)/6 triples.

Ainsi - en dehors du trivial STS(3) qui n’a qu’un triple - les trois plus petits systèmes possibles sont STS(7), STS(9) et STS(13). Le premier type a 7 éléments et 7 blocs, le second 9 éléments et 12 blocs et le troisième 13 éléments et 26 blocs.

On montre ensuite qu’à automorphisme prés (permutation conservant les blocs) il n’existe qu’un seul STS(7), qu’un seul STS(9) et deux STS(13).

STS(n) et interprétation des plans projectifs et affines

La condition de l’unicité d’un couple d’éléments dans un bloc peut être mise en relation avec l’axiome d’incidence (A.1 ou P.1) des géométries précédentes. Comme les blocs ont trois éléments, on peut regarder si certaines géométries pour lesquelles les droites ont trois points peuvent être interprétées par des STS(n), en associant les blocs aux droites et les éléments aux points. Comme il y a unicité de la structure projective à 7 points et de la structure affine à 9 points, l’étude est rapide : STS(7) est bien un autre modèle du plan de Fano, et STS(9) du plan affine sur Z/3Z. Reste à trouver une représentation graphique significative de ces interprétations. On utilise alors généralement les polygones réguliers à n points.
Dans ce cas les points du plan sont interprétés comme les sommets du polygone et les droites par des triangles passant par ces points alignés.

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Poursuivons par le cas affine, et voyons d’autres modèles du plan affine à 9 points. Dans la figure ci-dessous on a mis en évidence les deux configurations les plus « pertinentes » dans le sens où elles contiennent le plus de segments euclidiens pour interpréter les droites affines du plan : la figure qui permet de piloter A et B en contient 9 sur les 12, et la figure de droite 10 sur les 12 (elle provient d’un célèbre problème de Newton dont la solution contient une droite de plus que la configuration de Pappus sur 9 points)

La représentation de STS(9), proposée par Burkard Polster, est un octogone avec son centre. Ainsi les interprétations des droites (les représentations des blocs) vont être soit des triangles, soit 3 points alignés sur des segments affines.

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STS(13) comme modèle d’un plan hyperbolique fini

En fait si l’étude des interprétations de la géométrie par des STS(n) a été effectuée, c’est surtout pour le résultat suivant : l’un des deux STS(13) est un modèle de plan hyperbolique fini à 13 points et 26 droites.
Encore faut-il définir précisément ce qu’est un plan hyperbolique pour le cas fini.

Un ensemble E de points et un ensemble D de droites, munis d’une relation d’incidence, est un plan hyperbolique si :
H1. Par deux points il passe une et une seule droite
H2. Par un point M n’appartenant pas à une droite d, il existe au moins deux parallèles (on sécantes) à cette droite passant par M.
H3. Tout sous espace du plan contenant un triangle est le plan tout entier.
Un sous espace X d’une géométrie est une partie qui, contenant 2 points A et B, contient la droite (AB).

On notera que H2 ne correspond pas à la définition usuelle de la géométrie hyperbolique. En géométrie hyperbolique (réelle par exemple) il n’y a que 2 parallèles à une droite passant par un point donné. Mais ici n’ayant pas l’orthogonalité pour distinguer les types de faisceaux, on se limite à une définition de plans hyperboliques d’incidence. H3 est présent pour éviter des situations dégénérescentes.

<carmetal|doc=525|largeur=627|hauteur=523>

Les plans hyperboliques finis ne sont pas tous de ce type. On peut trouver des modèles où par un point il ne passe que 2 parallèles à une droite donnée (pas encore trouvé une interprétation pertinente, sauf dans le cas trivial du plan hyperbolique à 5 points). Ils restent généralement assez pauvres, en terme de structure, et n’entrent pas dans une axiomatique générale riche.

On retiendra de cette première partie, des interprétations variées de la notion de droites, et implicitement de l’incidence. Nous avons observé l’efficacité de chaque interprétation pour mettre en avant un des aspects particuliers de la géométrie exposée : le plongement dans le plan euclidien pour mieux mettre en évidence le parallélisme des médianes, le plongement sur un tore pour illustrer cette situation où chaque point d’une droite est milieu des deux autres, l’utilisation des triples de Steiner dans le cas où il y a trop de droites par rapport au nombre de points pour que des interprétations avec des segments puissent être lisibles

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Documents joints

Plan des 9 points et Tore
Fano et STS(7)
Aff(3) et STS(9)
STS(13) hyperbolique
Les médianes de Aff(3)
Les P-droites de RxR
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