La responsabilité des Mathématiques Appliquées à la Finance, le débat n’est pas clos

samedi 19 juin 2010
par  Stéphane GOMBAUD

Réflexions et notes de lectures sur la responsabilité des mathématiciens dans le déclenchement de la crise financière d’octobre 2008.

Dans le numéro de mars 2010 de Philosophie magazine, Patrick Williams produit un article dont le titre est « La trahison des maths ». Sans être technique, cet article est consacré au traitement de la question du rôle des mathématiques dans le déclenchement des crises financières.

On y retrouve exposée la récente querelle qui opposa Nicole El Karoui et Denis Guedj, érigée en bataille pour cerner la responsabilité des Mathématiques Appliquées à la Finance (MAF). L’auteur ne semble donner raison ni à l’un ni à l’autre. Le premier a une position extrême qui serait absurde, interdisant par extension l’application des mathématiques à un quelconque domaine pratique, puisque les hommes peuvent faire mauvais usage de tous leurs outils, de toutes les techniques ! La seconde refuse d’être accusée d’ignorance ou de complicité avec les spéculateurs mais ne trouve guère comme ligne de défense que le “fait des choses” : « Le problème est que des gens ont roulé à 250 km/h avec des voitures conçues pour rouler à 120. Forcément il y a de la casse… »

Williams défend l’idée que parmi la multiplicité d’application du savoir mathématique ce furent les plus risquées, les plus dévoyées de leur but initial, qui furent retenues du fait de l’avidité des milieux financiers et des traders. Sa prudence le pousse néanmoins à multiplier les interrogations : « Responsables mais pas coupables, les mathématiciens ? Des apprentis-sorciers qui auraient fourni des armes à des irresponsables ? ». Dédouane-t-il complètement les spécialistes des probabilités et de la modélisation de la survenue de la crise ou reconnaît-il quelque chose comme une responsabilité propre des mathématiciens ?

Dans un premier temps il note le décalage qui existe entre les conceptions les plus avancées et les résultats utilisés par les créateurs de modèle pour intervenir sur les marchés. La part belle est d’abord faite aux théories du « hasard sauvage » avec Christian Walter, auteur du Virus B, ouvrage dans lequel est avancée l’idée d’une « mathématique libérale » conforme aux réquisits de la « main invisible » d’Adam Smith [1]. L’accusation est prolongée par Nassim Taleb, trader “repenti”, pour qui les MAF ne seraient que « l’illusion d’une science » [2].

Les réponses et mises au point viennent dans un second temps. Nicole El Karoui rappelle l’utilité des modèles à l’origine des produits dérivés. Sans incriminer le moins du monde les MAF, elle évoque une crise du système, victime de sa croissance et de l’absence de régulations. Les MAF sont pour elles des instruments comme les autres, peut-être plus puissants que d’autres, mais pas davantage nocifs. Eric Briys, auteur de L’arrogance de la finance [3] poursuit dans ce sens : sans mathématiques, pas de théorie des grands nombres, pas d’assurances ! Pour lui, certains mathématiciens ont juste été victime de leur enthousiasme pour le monde de la finance. Ils se sont enivrés des formidables possibilités de création qui leur furent ouvertes.

Dans un troisième et dernier temps, Williams livre une opinion sans doute plus personnelle. Les propos d’un métaphysicien et spécialiste d’histoire de la philosophie, David Rabouin [4], lui permettent de replacer le débat dans le cadre plus vaste de l’affrontement des tenants d’une science pure et des partisans d’une démarche plus pragmatique. Deux accusations peuvent alors être livrées : certains financiers et mathématiciens ont confondu confiance dans la modélisation et maîtrise des risques dans le réel ; le discours dominant en économie est une sorte de scolastique, ratiocinations sans fin portant sur des entités imaginaires !

Cet article est donc stimulant, appuyé sur des œuvres qu’on a envie de consulter à son tour. Mais on ne saura pas le fin mot de l’histoire. Guedj était-il fondamentalement injuste ? Nicole El Karoui a-t-elle raison de se considérer comme ayant simplement une responsabilité technique mais pas de culpabilité personnelle ?

Quand nous le saurons, si cela arrive un jour grâce à une meilleure compréhension du système financier ou de la responsabilité des experts et de leurs clients, nous n’aurons pas résolu qu’une polémique qui s’est envenimée au détriment de tous. Nous aurons acquis la possibilité de déterminer notre responsabilité personnelle, car même si nous ne sommes ni quants ni traders, nous sommes tous occasionnellement des utilisateurs de moteurs à explosions, des acheteurs de produits financiers, des parieurs sur l’avenir !


[1Le Virus B, crise financière et mathématique (Eyrolles, 2009), écrit avec Michel de Pracontal.
En voici la quatrième de couverture :

« La crise financière était-elle prévisible ? Le présent essai démontre qu’au-delà des explications habituelles sur les abus du capitalisme et le comportement avide des spéculateurs, la débâcle des subprimes est aussi et surtout une crise de la connaissance. Elle est due à l’hégémonie d’une conception mathématique qui suppose que les marchés se comportent selon les lois du mouvement brownien, et les fait apparaître comme plus réguliers qu’ils ne le sont. Depuis un demi-siècle, le « virus brownien » — que l’on nomme ici « virus B » à l’heure où sévit la redoutable « grippe A » — a contaminé les esprits et entraîné une perception faussée des risques financiers. Seule antidote : remplacer le « hasard sage » brownien par un « hasard sauvage », plus proche des aléas réels des marchés. »

[2Petite publicité pour l’auteur du Hasard sauvage et du Cygne noir, aux éditions des Belles Lettres. Et une interview recueillie sur un blog, celui de “Lgarouloup”, anonyme qui a fait sienne la célèbrissime devise de Hobbes, « L’homme est un loup pour l’homme ».

[3Autre ouvrage écrit en collaboration, en l’occurrence avec Henri Bourguinat, L’arrogance de la finance (La Découverte, 2009). Présentation :

« La cause semble entendue : le krach financier d’octobre 2008 incombe aux crédits hypothécaires du marché immobilier américain, les fameux subprimes. En réalité, comme l’expliquent dans ce livre lumineux deux éminents spécialistes de la finance internationale, les racines du mal sont beaucoup plus profondes. Mus par une sorte d’ivresse technique et une avidité pécuniaire démesurée, les professionnels des marchés ont fait de la “finance pour la finance”, comme on fait de l’“art pour l’art”. Encouragés par les économistes théoriciens de la finance, dont plusieurs prix Nobel, ils ont succombé à un véritable péché d’arrogance. En apportant leur caution scientifique aussi bien au travail des “quants” (les experts des modèles mathématiques d’ingénierie financière) qu’à celui des équipes de gestion des risques, les théoriciens ont conforté les praticiens dans le fantasme d’avoir dompté tous les risques. Or, comme le montrent les auteurs, contrairement à ses prétentions, la théorie financière est bien loin d’offrir cette garantie. Errements des marchés, perversion du « génome théorique » de la finance et carences de la régulation ont produit une véritable dislocation du système financier. Seule une refonte profonde de celui-ci peut le guérir. Elle risque fort de se révéler longue et douloureuse pour l’« économie réelle » et ses agents, salariés et entrepreneurs. »

[4De David Rabouin on pourra consulter un article écrit avec Dominique Doise, publié dans Les Echos. L’accusation est sans détours. On appréciera le propos qui en vient à distinguer entre esprit géométrique et esprit de finesse.


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