Pour une réflexion pédagogique de qualité

Intervention du 2 décembre 2009 au colloque des 10 ans de l’IREM
mardi 15 décembre 2009
par  Xavier SORBE

Je remercie vivement l’IREM de m’avoir associé à cet anniversaire. Les IREM ont été à leur création dans les années 70 des partenaires essentiels de l’institution scolaire à un moment important ; cette manifestation nous donne l’occasion de nous pencher sur le rôle qui peut être le leur aujourd’hui. C’est le sens de mon intervention d’aujourd’hui, qui se fonde sur un livre que j’ai publié à titre privé (Cinq défis pour l’École, L’Harmattan, 2008).

Après un formidable élan de démocratisation, notre système éducatif a atteint un palier. La proportion d’élèves en grande difficulté ne recule plus, notre pays obtient des résultats moyens dans les évaluations internationales et notre système paraît s’arc-bouter devant chaque perspective de transformation. Pour susciter l’adhésion des acteurs, au service de la réussite de tous, j’ai exploré dans cet ouvrage les pistes suivantes : restaurer la confiance en l’École, croire dans les potentialités de chaque élève, rénover l’organisation des établissements, instaurer un pilotage dynamique du système et promouvoir une réflexion pédagogique de qualité. Je souhaiterais ce matin m’attarder sur ce dernier point.

La question pédagogique est pratiquement inexistante dans l’actualité de l’École rapportée par les médias. Dans le cadre professionnel, peut-être pour des raisons conjoncturelles, le débat s’est davantage cristallisé autour de la morale, des incivilités, du traitement général des difficultés scolaires, que de la transmission des savoirs. Par crainte de retomber dans des impasses bien connues ou de s’enferrer dans des polémiques stériles entre défenseurs des savoirs académiques et tenants de pédagogies actives, on s’est davantage préoccupé de structures que des méthodes ou des contenus. Entre liberté pédagogique de l’enseignant et autonomie des établissements, l’institution elle-même se risque de moins en moins à des recommandations pédagogiques. Le corps enseignant s’est d’ailleurs approprié cette autonomie, jusqu’à la confondre parfois avec une forme d’indépendance.

Or l’absence de prise de position laisse la place à toutes sortes de dérives. Le discours risque d’être dominé par une forme de populisme pédagogique dont la nostalgie est l’unique fondement. En simplifiant à outrance ce qui nécessiterait nuance et objectivité, en sombrant dans un catastrophisme de mauvais aloi, certains se risquent à dénoncer les échecs du système tout en faisant la promotion des méthodes qui y ont conduit. Pour éviter que le vide n’appelle la médiocrité, il importe à la fois de développer une recherche pédagogique efficace et de faire en sorte qu’elle bénéficie aux praticiens. Il ne s’agit pas de tomber dans l’illusion inquiétante de la prescription qui conduirait à des pratiques standardisées, mais d’inciter à l’échange, à la curiosité, voire à l’investigation. N’oublions pas que les pratiques pédagogiques ne sont pas neutres. Ce sont elles qui, pour une bonne part, décident de la réussite des élèves.

Enseigner est un métier complexe

L’objectif de l’enseignement n’est pas de faire acquérir des compétences scolaires appelées à s’exprimer uniquement dans un cadre scolaire. Une conception plus large appelle des démarches globales, ne pouvant se satisfaire de l’apprentissage de techniques éparses.

On ne doit pas se satisfaire d’une animation de classe qui se limiterait à un jeu de rôles, le professeur entamant des phrases à compléter, pour se donner l’illusion d’une participation de la classe. Lorsqu’on demande en sixième de compléter le schéma d’une installation informatique en indiquant les noms des différents éléments (unité centrale, écran, clavier, souris, etc.) au mépris de sa propre familiarité avec ce matériel et de l’usage qu’il en fait par ailleurs très régulièrement, on est très loin de placer l’élève en situation d’activité pour développer sa culture numérique (...) et l’initier à utiliser l’informatique dans un esprit citoyen, respectueux des droits de chacun et de la propriété intellectuelle (programme de l’enseignement de technologie en classe de sixième, Bulletin officiel de l’éducation nationale n° 3, janvier 2005).

Il est hors de question de cantonner les élèves quels qu’ils soient dans des attitudes d’imitation ou de reproduction. On ne peut prétendre faciliter de la sorte l’accès à une émancipation intellectuelle. À se contenter de faire pour faire, on se complaît dans des exercices n’ayant d’autre horizon qu’eux-mêmes pour satisfaire la demande des adultes, en se maintenant dans l’illusion d’apprendre. Le réinvestissement durable des compétences acquises à l’école n’est envisageable que si leur construction repose sur des situations ayant du sens. S’il est commode pour le pédagogue, sur un plan théorique, de décomposer une compétence en différentes capacités pour structurer une progression, ce morcellement devient préjudiciable lorsqu’il s’agit de concevoir des situations d’apprentissage. Les compétences essentielles fonctionnent selon une certaine globalité et requièrent pour s’exercer des situations suffisamment riches.

Organiser l’apprentissage de la lecture sur la base de textes vides de contenu relève du contresens pédagogique. On pourrait donc apprendre à lire lorsqu’il n’y rien à lire ?
Si l’on admet que lire c’est construire du sens, la lucidité commande d’écarter des manuels, généreusement qualifiés de méthodes, où les phrases proposées se limitent à des tournures d’une simplicité qui confine à la niaiserie. Certains de ces manuels semblent soumis à un dogme qui les contraint à n’envisager que des associations d’au plus quatre ou cinq mots pouvant comprendre un verbe toujours employé de façon intransitive même si cela est contraire à l’usage, presque toujours au présent ou au passé composé. Bref, on voudrait qu’en leur faisant côtoyer des assemblages de mots qui ne servent aucun projet, on mette toutes les chances de son côté pour développer un apprentissage efficace de la lecture et réduire l’échec scolaire !

Sans compter que, dans de nombreux cas, ces textes ne rentrent dans aucun registre connu, ils ne visent pas à communiquer, d’ailleurs ils ne semblent produits par personne.
Le lecteur efficace est en situation permanente de construction de sens à partir de la reconnaissance de mots. Cette reconnaissance ne consiste pas en une transformation des lettres en bruits. Son efficacité repose sur une rapidité d’exécution suffisante (plus de 1300 signes par minute) pour que l’activité de déchiffrage n’entrave pas l’accès à la compréhension. Le bon lecteur sait qu’il serait périlleux de faire appel à d’improbables règles pour distinguer mat et mât, émail et email, ou pour reconnaître au premier coup d’œil monsieur et monseigneur, hier et cahier, ours et cours, etc. De la même façon, la compréhension du sens des opérations repose sur la résolution de problèmes à support concret ou issus des différentes disciplines. La construction par l’élève d’une identité et d’une culture historique se fonde sur la connaissance d’un patrimoine et l’étude de documents.

Le principe de séparation des tâches repose sur au moins deux types de confusion : croire que l’on est capable de décomposer toute activité intellectuelle de façon exhaustive en une série de tâches successives et faire le pari qu’une fois les sous-compétences correspondantes maîtrisées, l’individu sera capable de les rassembler pour en faire une compétence globale.
D’où la nécessité de ne pas tomber dans le piège du découpage artificiel et de préférer à cette facilité faussement simplificatrice les ressources offertes par des situations complexes.

J’ai par exemple assisté à un atelier de recherche mathématique, où il était demandé de déterminer le centre de la France. L’activité a conduit à envisager différentes formes de modélisation selon que l’on considère que ce point doit être le plus à l’intérieur possible de la figure considérée, ou qu’il permet de mieux contrôler l’ensemble du territoire ou qu’il constitue un centre de gravité au sens physique du terme. Cette activité ne consistait pas à reproduire les savoir-faire étudiés lors de la dernière leçon. Les élèves cherchaient à formuler des questions, mobilisaient des connaissances et construisaient des notions nouvelles pour eux.
À un autre niveau, une classe a été confrontée à la situation suivante : une infinité de voitures se suivant sur une route, le premier conducteur freine pour éviter un obstacle et les suivants freinent alors en cascade. L’essentiel de la séance a consisté à modéliser la situation. Après avoir défini des paramètres (vitesse de chaque véhicule, distances de freinage) et des variables aléatoires (temps de réaction de chaque conducteur, distance entre deux véhicules consécutifs), on a décidé d’hypothèses de confort pouvant faciliter l’étude et on a effectué les calculs correspondants.

La diversification des approches contribue à la réussite

Les élèves apprennent selon des cheminements différents. Que sait-on de la diversité de ces modes de fonctionnement ? Que fait-on pour la prendre en compte ? La distinction entre visuels et auditifs, popularisée dans les années quatre-vingt, a pu relever de la caricature, sans vraiment conduire à des stratégies de diversification pédagogique. Elle a aussi masqué des caractéristiques d’une autre nature.

Le style d’un élève peut osciller entre timide et extraverti. L’étude de son profil révèle des comportements dépendants ou indépendants, qui se caractérisent par un besoin plus ou moins important de savoir si l’on est sur la bonne voie, ou au contraire une certaine liberté d’initiative, une propension à transgresser les consignes, etc. Les stratégies de l’individu sont à prédominance globalisante lorsque celui-ci préfère se faire une idée générale du phénomène étudié, ou analytique s’il ne peut s’empêcher d’examiner un par un les différents paramètres d’une situation avant de l’aborder. Une personne peut préférer poursuivre un seul objectif à la fois et vouloir l’atteindre avant de passer à autre chose (centration), une autre se sentira plus à son aise quand elle a de nombreuses activités à mener de front, lui permettant de papillonner (balayage). On peut être un producteur, s’inscrivant dans des projets, ou bien un consommateur préférant adopter une attitude neutre ou réservée. Le style personnel varie entre des attitudes réaliste et perfectionniste. L’impulsif prend la parole facilement, répond rapidement à une question quitte à commettre des erreurs, le réflexif n’intervient que s’il est certain d’avoir quelque chose d’intéressant à dire.

Prendre conscience des spécificités des élèves est impératif pour avoir une idée de leur diversité. D’autant que celle-ci se manifeste également sur le plan de leurs motivations.
Certains éprouvent le besoin d’être préalablement convaincus de l’utilité de la chose apprise, d’autres sont simplement animés par le désir de progresser. Une proportion importante d’élèves ne prend plus le risque d’essayer ou redoute de se tromper. Un certain nombre n’exprime pas la moindre curiosité, parce que le caractère scolaire des activités enlève à celles-ci toute crédibilité, ou alors parce qu’on n’a pas réussi à développer chez eux cet appétit nécessaire pour se lancer dans un apprentissage. D’autres manquent d’autonomie ; dans leur vie de tous les jours, tout est pensé par d’autres, on prépare leurs vêtements et leur cartable, etc. Chez certains enfants, l’action est guidée par la recherche d’un plaisir immédiat, pas toujours compatible avec la chose scolaire. Pour d’autres, le milieu familial ne place pas l’accès au savoir comme un but à atteindre, la réussite scolaire n’est pas perçue comme un facteur de promotion sociale. Ils n’ont pas mission de venir à l’école pour apprendre. Celle-ci est perçue comme une obligation sans objet

La connaissance approfondie de ces différents profils serait une composante bienvenue dans la formation des maîtres. D’autant qu’à la diversité des élèves s’ajoute celle de leurs professeurs : de l’ultra directif qui préfère faire à la place de, à l’improvisateur qui redoute qu’une progression annuelle structurée ne soit un facteur de stress. Des dispositifs ont été imaginés pour prendre en compte la forte hétérogénéité de la population : aide au travail personnel, soutien, aide individualisée, dédoublements de classes, aide aux devoirs, études dirigées, tutorat, etc. Leurs apports ont trop rarement été évalués et ces initiatives ont souvent été détournées de leur esprit initial.

Quelques thèmes essentiels mériteraient une réflexion plus approfondie et régulière : la place de l’écrit dans l’enseignement, l’évaluation chiffrée, le développement de capacité des mémoire, le bénéfice des méthodes actives et de l’interdisciplinarité (déjà largement préconisées dans les instructions de 1887...), etc. Par ailleurs, il convient de se pencher sérieusement sur les apports pédagogiques des outils modernes, en allant au-delà de la maîtrise de l’usage du matériel informatique validée par le B2i. Les techniques d’information et de communication pour l’enseignement devraient conduire à de nouvelles pratiques en matière d’individualisation et de lutte contre l’échec scolaire. Compte tenu de la variété des possibilités offertes, il ne faudrait pas passer à côté de la révolution de l’informatique et d’Internet, comme nous avons manqué le rendez vous avec la télévision.

Dans un collège du Nord, un professeur de Lettres met régulièrement un traitement de texte à disposition des élèves. Lorsqu’ils conçoivent un texte, ces derniers ont la possibilité de le remanier tout en préservant une présentation claire et lisible. Parallèlement, l’accès à un dictionnaire électronique les aide à retrouver le sens d’un mot, à en vérifier l’orthographe ou à chercher un synonyme. Le traitement de texte permet de mettre en évidence les contraintes imposées par la rédaction. Facilitant une écriture plus spontanée, autorisant à écrire le texte dans l’ordre que l’on veut et donnant la possibilité de risquer des reformulations, il évite certains blocages. Enfin, le recours à un vidéoprojecteur favorise une exploitation dynamique des travaux réalisés.

L’institution et l’université ont à collaborer pour développer une recherche pédagogique de qualité

La création des instituts universitaires de formation des maîtres visait notamment à ce que se développe dans le cadre universitaire une recherche pédagogique. Enseigner est un métier, ce n’est pas un don. La formation des maîtres gagnerait à s’appuyer sur les résultats de la recherche. Actuellement, le discours didactique suscite la méfiance quand ce n’est pas une réaction de rejet. Il faut sortir d’un schéma où les chercheurs ne se soucient pas de la diffusion des résultats de leurs travaux et où les acteurs n’ont pas l’usage direct des conclusions des chercheurs. La recherche doit être en mesure d’indiquer, sur des bases statistiquement valables, si une façon de faire se révèle particulièrement efficace dans une situation donnée.
Si les apports de la recherche ne sont pas destinés à être davantage opérationnels, on risque de demeurer longtemps dans des rapports de déception et de frustration.

Si des travaux intéressants ont pu être publiés, notamment en matière de sociologie de l’éducation, il demeure à engager d’autres chantiers d’envergure :

  • Comment l’école maternelle lutte-t-elle contre l’échec précoce et contre cette forme de déterminisme que dénoncent les études publiées sur ce thème ?
  • À quelles conditions la différenciation permet-elle de remédier aux difficultés des élèves ?
  • Les TICE constituent-elles une aide efficace pour prendre en compte la diversité des élèves ?
  • Quel est l’impact de la politique d’un établissement sur la réussite des élèves ?
  • Évoquer le lien entre origine sociale et réussite scolaire est devenu une banalité dans les discours, mais a-t-on pour autant étudié avec la précision requise l’articulation entre l’environnement familial et l’école ?
  • Quelles corrélations existe-t-il entre les résultats et les politiques mises en œuvre dans les différents pays ? Quel est l’impact des structures, des méthodes mises en œuvre, des programmes d’enseignement ? Un véritable dispositif d’éducation comparée devrait nous renseigner sur ces questions en suivant l’évolution des principaux systèmes éducatifs étrangers. L’ouverture européenne est une voie d’avenir pour que la recherche française ne vive pas repliée sur elle-même et soit plus ouverte aux influences extérieures.

Bien sûr, il n’est pas question de rêver à une recherche fondamentale qui déboucherait sur des consignes pratiques s’imposant aux praticiens. Il ne faut pas oublier non plus que le temps de la recherche ne coïncide pas avec celui de la décision ou de la pratique. Une collaboration étroite entre l’université et l’institution contribuerait à rendre les recherches en éducation plus scientifiques, en étant fondées sur l’observation des classes. La connaissance de ces travaux aiderait chaque enseignant à s’engager dans sa propre démarche de recherche, en vue d’instaurer les meilleures conditions pour que les élèves soient en situation d’apprendre.
Un rapprochement entre chercheurs et décideurs est à réaliser, non seulement à l’échelon national mais au sein de chaque académie en liaison avec les corps d’inspection.


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