La suppression de l’argent en question

Corrigé de dissertation
samedi 19 juin 2010
par  Stéphane GOMBAUD

Il s’agit d’un devoir correspondant au programme des CPGE scientifiques (années 2009-2011).

Ce corrigé comporte trois parties. D’abord quelques informations qui mettent en lumière le projet dramatique d’Éric-Emmanuel Schmitt. Ensuite des références sur les notions mises en jeu dans le dialogue de Joe et Guilden, l’utopie et le divertissement au sens pascalien du terme. Enfin un plan détaillé, avec les références aux œuvres de notre programme ; la troisième partie est basée sur l’idée d’une alternative entre pensée utopique et d’une pensée réaliste qui pourrait verser dans le cynisme ou le fatalisme malgré ses promoteurs. Cette alternative peut être incarnée par des personnages comme madame Caroline dans L’Argent, par des philosophies de l’histoire (Kant, Hegel, Marx, Sigismond).

Énoncé du devoir

Dans la scène 18 de Golden Joe, Éric-Emmanuel Schmitt nous livre un étrange affrontement entre Joe, “Golden Joe” — le spéculateur aux doigts d’or, le prince des golden boys, le « démultiplicateur universel » de la première scène — et Guilden, un des employés de la banque fondée par le père de Joe, la banque Danish.

Weston, suivi de deux porteurs de sacs, entre dans la pièce (salle des transactions).
 WESTON. Voici toutes nos liquidités, monsieur.
 JOE. Très bien. Vous allez les donner à Monsieur [son oncle Archibald]. Et pendant ce temps je vais clore les comptes.
 GUILDEN. Qu’est-ce que vous faites exactement ?
 JOE (lyrique). Je volatilise l’argent. J’ai ramené sur nos computers presque tout ce qui circulait dans la City ; en une manœuvre des milliards vont disparaître ! Et tous ces sacs de billets, Guilden, nous allons les brûler.
 GUILDEN. Je ne suis pas d’accord.
 JOE. C’est l’argent qui dresse des barrières entre les hommes ? Supprimons l’argent. Puisque personne ne supporte le partage, puisque personne ne supporte la justice, je supprime l’argent. Si tu ne veux pas brûler les billets, nous les jetterons dans la Tamise !
 GUILDEN. Alors ce n’est pas des billets que vous trouverez demain, flottant dans la Tamise, mais des milliers et des milliers de corps… de suicidés.
 JOE. Tu ne comprends pas ce que je dis.
 GUILDEN. Imaginez que, demain, les hommes n’aient plus le souci de l’argent ? Que feront-ils, nus, dépossédés, à vif ? Quelle raison de vivre ! Heureusement que les hommes ont inventé la course à la monnaie, heureusement qu’ils s’y entraînent, qu’ils s’y essoufflent, que feraient-ils ? La vraie misère, c’est cette vie, monsieur Joe, dont on ne sait pas quoi faire — la vraie misère, l’argent la cache.
 JOE. Guilden, tu les sous-estimes.
 GUILDEN. Non, je les aime. Ils sont fragiles. C’est beaucoup trop lourd, une vie d’homme ; c’est inhumain. Laissez-les se divertir avec l’argent.
 JOE. Tu parles des hommes comme si tu n’en étais pas un !
 GUILDEN. C’est le problème de l’homme : il n’arrive pas à s’y faire. Laissez-nous l’argent.
 JOE. Tu te trompes Guilden. Fais-moi confiance.
 GUILDEN. Ne comptez pas sur moi. Vous imaginez un monde pour des héros ou des saints, pas pour des hommes. Adieu, monsieur.

À la lumière de vos réflexions sur les trois œuvres au programme, donnez-vous raison à Joe ou à Guilden ?

Corrigé de la dissertation

Le dialogue s’étend sur une quinzaine de répliques. Retenons les deux temps forts de cet affrontement :

JOE. C’est l’argent qui dresse des barrières entre les hommes ? Supprimons l’argent.

GUILDEN. Alors ce n’est pas des billets que vous trouverez demain, flottant dans la Tamise, mais des milliers et des milliers de corps… de suicidés.

Comment appréhender cette divergence ? Est-il possible de donner raison à Joe, si abrupt, ou à Guilden, si peu optimiste ?

A. Pour mieux cerner l’enjeu de la pièce

Une présentation de l’œuvre par une troupe qui l’a jouée

Golden Joe règne sur la City. Une série d’accidents va bouleverser le monde qu’il s’était construit.
Golden Joe raconte la confrontation de deux mondes : celui inodore et sans chaleur de l’argent qui dicte les comportements et les attitudes, où la seule préoccupation est d’amasser toujours plus de billets, et celui des laissés-pour-compte pour qui la richesse est autre chose que des chiffres sur un compte en banque. Joe, pur produit du monde de la finance, découvre un jour l’odeur des autres. Il essaie alors de rétablir l’équilibre, de briser le pouvoir de l’argent, de tendre la main aux plus démunis. En somme, il essaie d’être humain.
La Corde Verte fera vivre cet univers d’Éric-Emmanuel Schmitt, un univers dérangeant, grinçant, drôle, décalé et pourtant si proche du nôtre.
http://www.billetreduc.com/8466/evt.htm

Le projet d’Éric-Emmanuel Schmitt par lui-même

« J’ai scruté dans notre monde les signes de la déshumanisation et, à partir de là, j’ai créé un monde hyperbolique, un monde d’experts, de technocrates, de golden boys où le profit règne, où seul vaut l’argent, où les rapports sont fonctionnels, où l’intérêt règle tout échange, où l’efficace triomphe, où l’élément humain n’est plus qu’une technique de communication qu’on apprend dans les écoles de management. »

Une critique de l’œuvre

Critique produite par une spécialiste de l’œuvre dramatique de Schmitt, Yvonne Ying Hsieh (Éric-Emmanuel Schmitt, ou, la philosophie de l’ouverture, p. 29) : « Le concept pascalien de divertissement sous-tend toute l’œuvre entière, la course à l’argent étant devenue la seule raison d’être de l’homme moderne. »

Dans les dialogues de Joe et Guilden, Schmitt évoque les formes d’aliénation avec la thématique des odeurs de l’argent, c’est-à-dire l’ensemble des émotions qu’il suscite, toute la palette de ses effets pathologiques, de la tentation au dégoût. Se délivre-t-on de cette aliénation ? Cela semble difficile, la pièce est fondamentalement pessimiste : « dans la lutte entre l’argent et l’élément humain, c’est premier qui en sort nettement vainqueur. »

La pièce est construite en référence à Hamlet. Le choix des personnages en témoigne de même que les principaux éléments de l’intrigue. Les interrogations d’Hamlet (13, 127) peuvent être rappelées pour mieux comprendre l’enjeu de Golden Joe, être ou ne pas être…

« To be or not to be : that is the question
Whether ’tis nobler in the mind to suffer
The sling and arrows of outrageous fortune
Or to take arms against a sea of troubles
And by opposing end them ? To die, to sleep ;
No more »

On peut parler d’un syndrome d’Hamlet, au risque de verser dans une forme de psychologie réductrice. La peur de l’inconnu nous fait craindre le suicide et préférer cette vie même misérable à la mort.

B. Les deux notions qui structurent le discours et permettent l’affrontement de Joe et Guilden

Joe est animé par une puissante passion morale. Il imagine une solution radicale, reproduisant le geste des utopistes : « Puisque personne ne supporte le partage, puisque personne ne supporte la justice, je supprime l’argent. »

Guilden s’oppose à cette folie, non que le but ne soit pas louable mais parce que le remède risque fort de tuer le patient : « La vraie misère, c’est cette vie, monsieur Joe, dont on ne sait pas quoi faire — la vraie misère, l’argent la cache. […] Laissez-les se divertir avec l’argent. »
Les deux positions sont fortes, pouvant être appuyées par l’œuvre de grands penseurs.

More. L’utopie et la suppression de l’argent

Trois passages de L’Utopie de More montrent une aversion à l’argent et renvoient à l’idée de le supprimer. L’œuvre dans son ensemble tend à démontrer que la libération de l’homme implique une suppression de l’argent, comme symbole, et de la propriété privée, comme fondement de la société.

Au livre premier, une dénonciation du mauvais gouvernement multipliant les impôts et taxes pour soutenir des volontés belliqueuses est complétée par le bon exemple des Macariens :

« Ayez toujours devant les yeux cette belle coutume des Macariens.
Chez cette nation voisine de l’Utopie, le jour ou le roi prend possession de l’empire, il offre des sacrifices à la divinité, et s’engage par un serment sacré à n’avoir jamais dans ses coffres plus de mille livres d’or, ou la somme d’argent de valeur équivalente. Cet usage fut introduit par un prince qui avait plus à cœur de travailler à la prospérité de l’État, que d’accumuler des millions. Il voulut par là mettre un frein à l’avarice de ses successeurs, et les empêcher de s’enrichir en appauvrissant leurs sujets. Mille livres d’or lui parurent une somme suffisante en cas de guerre civile ou étrangère, mais trop faible pour s’emparer de la fortune de la nation. Ce fut principalement ce dernier motif qui le détermina à porter cette loi ; il avait encore deux autres buts : premièrement, tenir en réserve, pour les temps de crise, la quantité d’argent nécessaire à la circulation et aux transactions journalières des citoyens ; secondement, limiter le chiffre de l’impôt et de la liste civile, afin que le prince n’employât pas l’excès de la mesure légale à semer la corruption et commettre l’injustice. Un roi comme celui-là est la terreur des méchants et l’amour des gens de bien. »

Dans le second livre, le passage le plus connu est celui de la visite de l’ambassade des Anémoliens (les “têtes pleines de vent”). Ce passage comique est précédé d’un long exposé des principes de l’économie et de la vie politique en Utopie :

« (…) les Utopiens ont imaginé un usage parfaitement en harmonie avec le reste de leurs institutions, mais en complet désaccord avec celles de notre continent, où l’or est adoré comme un dieu, recherché comme le souverain bien. Ils mangent et boivent dans de la vaisselle d’argile ou de verre, de forme élégante, mais de minime valeur ; l’or et l’argent sont destinés aux plus vils usages, soit dans les hôtels communs, soit dans les maisons particulières ; on en fait même des vases de nuit. L’on en forge aussi des chaînes et des entraves pour les esclaves, et des marques d’opprobre pour les condamnés qui ont commis des crimes infâmes. Ces derniers ont des anneaux d’or aux doigts et aux oreilles, un collier d’or au cou, un frein d’or à la tête.

[…] Les Utopiens s’étonnent que des êtres raisonnables puissent se délecter de la lumière incertaine et douteuse d’une perle ou d’une pierre ; tandis que ces êtres peuvent jeter les yeux sur les astres et le soleil. Ils regardent comme fou celui qui se croit plus noble et plus estimable, parce qu’il est couvert d’une laine plus fine, laine coupée sur le dos d’un mouton, et que cet animal a portée le premier. Ils s’étonnent que l’or, inutile de sa nature, ait acquis une valeur factice tellement considérable, qu’il soit beaucoup plus estimé que l’homme ; quoique l’homme seul lui ait donné cette valeur, et le fasse servir à ses usages, suivant son caprice. »

Enfin un chapitre sur la guerre développe l’idée que “l’argent est le nerf de la guerre” et qu’une nation pacifique doit préférer l’assassinat politique des dirigeants aux meurtres de masse. Le trésor public sert à rétribuer les primes offertes contre ces assassinats ciblés, visant les généraux ou les Princes !

Ces extraits proviennent de l’édition électronique de l’œuvre sur le site « Les classiques des sciences sociales » de l’UQAC.

Une autre référence peut être utile. Au chapitre XVII de Candide, Voltaire s’inspire de la visite des ambassadeurs anémoliens pour faire le récit de l’entrée de Candide dans le pays d’Eldorado.

Pascal. Le divertissement, la misère et l’éloge de la fuite

L’expression “éloge de la fuite” est empruntée à Henri Laborit, Pascal ne la retiendrait sans doute pas pour son compte. Voyons le paradoxe qu’il soumet à notre attention (Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 139) :

Divertissement.

« Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court : on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. »

Revenons à Golden Joe, Guilden ne nie pas la méchanceté des hommes dans notre société moderne, cette masse d’individus individualistes, qui ne veulent pas partager de perdre ce qu’ils possèdent et ne désirent qu’une justice conforme à leurs intérêts ! Quand il s’oppose à Joe, c’est seulement pour souligner, dans la lignée de Pascal, l’horreur que ressentirait cette foule si elle était obligée de penser sa « malheureuse condition ». Il défend non la nécessité de l’argent mais celle du « souci de l’argent ». Il reconnaît comme un moindre mal le besoin de tracas permanents, partant la nécessité du divertissement… autrement ils ne trouveraient d’issue que dans le suicide ! Pessimisme moral de Guilden : « C’est beaucoup trop lourd, une vie d’homme ; c’est inhumain. Laissez-les se divertir avec l’argent. »

C. Construire un plan rendant compte de la tension conceptuelle du sujet

Dans une dissertation il n’est pas besoin d’avoir réponse à tout. Il est même strictement impossible de produire en peu de pages une réflexion qui tienne compte de tous les enjeux du sujet. Mais s’il faut être prudent dans ses ambitions, il ne faut sacrifier la qualité de l’argumentation, la portée du questionnement dans lequel on choisit de s’engager.

Mettre en perspective une possibilité de dépassement

Ce questionnement est celui du dépassement de l’économie monétaire. On peut s’accorder sur le caractère souhaitable d’un tel dépassement, notre société produisant des phénomènes intolérables, de graves inégalités, des formes d’aliénation particulièrement pernicieuses, une restriction générale de la liberté, si on la conçoit concrètement, en termes de capabilités.

Il est plus difficile de s’entendre sur la réalisation de ce dépassement. Les uns optent pour une réforme progressive du système quand les autres, moins patients, espèrent la survenue d’une révolution. Une majorité doute en fait de la possibilité même de ce dépassement. Toute société, d’après eux, produit son lot d’injustice et offre aux plus forts ou bien aux plus rusés d’entre nous des possibilités de domination. Ces réalistes ont-ils raison ? Ou bien ont-ils adoptés une position de soumission et souscrits à cette forme de cynisme propre à la modernité qui confond le fait et le droit, l’affaiblissement des valeurs et leur pure et simple négation ?

Loin des dogmatismes, Golden Joe nous pousse à nous défier du projet utopique de suppression de l’argent mais pas forcément à nier tout progrès moral possible. Un mathématicien peut changer d’axiomatique en refusant un axiome ou en ajoutant un à son système d’axiomes, si celle avec laquelle il travaille jusqu’à présent ne lui convient pas. Mais en dehors des mathématiques il est bien plus délicat d’opérer des ruptures dans la manière de raisonner et d’imposer à tous des règles révolutionnaires ! Revenons donc à notre opposition. Certains se replient sur un soi-disant pragmatisme et condamnent les rêveurs. Ils prédisent l’échec de toutes tentatives d’amélioration sociale. D’autres demeurent méfiants à l’égard de l’utopie n’ignorent pas la difficulté que représente une réforme personnelle, et a fortiori une réforme collective, mais refusent de cautionner l’état social présent, ses injustices criantes et ses déséquilibres avérés. Ils s’efforcent de garder l’avenir ouvert en proposant des politiques alternatives ou bien en présentant des idéaux comme des guides pour l’engagement hic et nunc.

Distinguer utopie et philosophie de l’histoire

Pour distinguer ces deux notions d’utopie et de vision de la fin de l’histoire, la lecture de Moses Hess, L’Essence de l’argent § 15-16, est recommandée.

L’auteur de L’Essence de l’argent (1841) conclut son analyse du phénomène monétaire en ces termes, « mais du jour où les hommes s’unissent, dès qu’un commerce immédiat peut s’instituer à la place de l’argent, il est indispensable d’éliminer ce moyen d’échange inhumain, extérieur, mort et meurtrier. »

Contrairement à une suppression volontaire de l’argent visant un progrès de l’esprit humain l’élimination de l’argent prédite par Hess est l’aboutissement de ce progrès moral et scientifique. Un jour viendra, ni trop tôt, ni trop tard, où l’argent sera devenu inutile et où son usage n’apportera plus que des tracas aux êtres humains. Alors il devra être aboli. De même un organe inutile s’atrophie dans un corps lorsqu’il n’a plus d’utilité.

Il y a une sorte de ruse de l’histoire puisque c’est l’argent qui, faisant évoluer la société, développant l’industrie et les villes, multipliant les échanges et les incitations à la production, génère peu à peu les conditions sociales qui le rendent inutile ! C’est lui, par son aiguillon, qui pousse les hommes malgré eux sur la voie du progrès. Quand les conditions matérielles qui président à l’union des individus sous le signe de la liberté sont réunies, il disparaît, naturellement.

D. Un plan pour une progression dialectique

Introduction

La haine envers l’argent : folie ou une forme de sagesse ? Deux points de vue, deux conceptions de l’humain ! Annonce de plan sous forme d’un triple questionnement

I. L’utopie d’un monde débarrassé de l’argent
 a) Avec More, suppression de l’argent, incarnation de l’individualisme moderne
 b) Fin de l’argent et fin des tentations
 c) L’idéal de la générosité contre les tendances cupides et avaricieuses du genre humain

Transition : optimisme ou bien pessimisme, est-ce aimer les hommes que d’imaginer de telles sociétés idéales où n’existe pas de propriété privée ?

II. La vie préoccupée, une façon de lutter contre la solitude et la peur de la mort, qui détourne l’individu de lui-même
 a) De la cupidité à l’avarice, l’affaiblissement du vouloir-vivre
 b) L’argent comme motivation universelle
 c) L’argent comme valeur de toutes les possibilités et possibilités de toutes les valeurs, une illusion nécessaire !

Transition : différence entre suppression volontariste et abolition progressive de l’argent.

III. Vers la solution du problème économique. La “fin de l’économie” peut-être interprétée comme le prochain triomphe de la société des loisirs.
 a) Le triomphe des « inclinations à demi criminelles » (Keynes), un triomphe passager !
 b) Le tragique de l’homme plein d’“intentionalité”
 c) Pour surmonter la future dépression de l’humanité, commencer dès maintenant à ré-estimer le don et la gratuité, à revaloriser le travail

Conclusion

De Volpone de Ben Jonson (1606) à Golden Joe, la même leçon morale : l’argent constitue pour la plupart des individus une raison d’être, Mais le véritable progrès nécessite seulement le développement de vertus personnelles.

E. Rédaction du devoir

La haine envers l’argent est une réaction à l’idolâtrie du dieu-argent ! Vouloir supprimer l’argent apparaît également comme une folie et une forme de sagesse. Si l’on désire combattre les vices causés par son emprise sur les consciences, pourquoi ne pas l’abolir et faire comme le jardinier qui se débarrasse du chiendent en déracinant la plante ? Ainsi dans Golden Joe d’Éric-Emmanuel Schmitt, Joe incarne la pensée utopique, sa radicalité et sa violence intrinsèque. Guilden lui répond en arguant que certaines mesures sont pires que le mal. En médecine on répugne à trancher dans le vif, car la cicatrisation peut-être très difficile ou parce que certains organes sont vitaux et qu’il faut les conserver même s’ils sont malades. Ce qui est vital pour l’être humain est d’avoir une raison de vivre, même si elle est illusoire ; ce qui est essentiel est d’avoir des projets (gagner plus d’argent) mais aussi des soucis et même des tracas portant sur des objets identifiés (des fins de mois difficiles, une dette qu’on n’arrive pas à rembourser) pour ne pas verser dans les affres de l’angoisse. L’être humain a besoin de divertissements pour résister au désespoir et à la peur du vide, à la pensée qu’il est mortel et que sa vie est peut-être absurde. Dans cette opposition de Joe et Guilden se joue une lutte entre des points de vue anthropologiques et moraux apparemment inconciliables. Est-ce que l’utopie a trouvé dans la suppression de l’argent le moyen assuré de rendre l’humanité enfin heureuse ? Est-ce que le divertissement qu’incarnent la recherche comme la possession de l’argent est préférable en ce qu’il permet à chacun de choisir comment il veut être heureux ou malheureux ? Si l’utopie est dangereuse et le divertissement détestable, faut-il continuer à espérer un progrès pour l’humanité ?

L’utopie a plusieurs visages. C’est un retour à la nature puisque l’âge d’or suppose l’abolition du “tien” et du “mien”. C’est un système de la vie éthique qui refuse la violence gratuite mais emploie parfois des moyens brutaux contre le vice. La suppression de l’argent est utopique de ces deux points de vue. Certains rêvent d’une guérison miraculeuse de la société obtenue par ce moyen : ils désirent la transformation de l’être humain en un citoyen raisonnable et un individu charitable. En réalité l’utopie est une idée aussi séduisante que dangereuse. Séduisante car radicale ; reposant sur une critique sans concession de la société actuelle et sur une morale individuelle exigeante. Dangereuse car violente et non exempte de tendances totalitaires.

Dans L’Utopie de More, l’argent est presque totalement supprimé. En effet, dans une perspective morale, il incarne la source de tous les maux. En effet, cet instrument des échanges entre personnes ne mesure pas que la valeur d’échange des biens et services sur le marché, il mesure également l’égoïsme des individus encouragés à adopter un comportement dans une société qui n’est plus naturellement solidaire. Plus généralement l’argent représente pour la modernité la montée en puissance de l’égocentrisme, ce qui suffit à transformer l’amour de soi en amour propre et la pitié en indifférence. Avec l’argent la considération des besoins se mue en envie d’acheter, appuyée sur de vains désirs. Ainsi, dans les discours de Sigismond, l’argent est la puissance aliénante par excellence. Dans ses mots d’agonie, L’Argent, chapitre XII, adressés à Madame Caroline, il décrit sa « cité de justice et de bonheur » et affirme « plus d’argent, et dès lors plus de spéculation, plus de vol, plus de trafics abominables, plus de ces crimes que la cupidité exaspère ». Suit une liste d’injustices évitées par la disparition de l’argent et son remplacement par de simples bons de consommation dans un système entièrement basé sur le « labeur utile ».

Si l’argent a triomphé et s’est répandu dans le monde entier, il existe néanmoins des îlots de résistance. Ces petits mondes où l’argent n’a pas cours ou n’est pas reconnu comme ayant de la valeur sont des poches d’utopie, rares lieux qui attirent un petit nombre d’individus, quelques âmes cultivant encore le souci de soi. Il s’agit de monastères qui par la pauvreté volontaire résistent à la montée de l’argent et de la modernité. Après avoir évoqué les communautés chrétiennes primitives et les Cathares, Simmel donne dans son oeuvre l’exemple des ordres mendiants et des communautés bouddhistes. La vie monacale est basée sur l’idée du renoncement. Dialectiquement, il faut renoncer aux idoles pour trouver Dieu. Il faut renoncer aux faux biens pour découvrir les vrais. Il est nécessaire de renoncer au possible, à l’argent incarnant la tentation du possible, pour ne pas renoncer au réel, à l’essentiel, à l’amour du prochain et à son propre salut. Ces mendiants et ces moines partagent avec les nomades d’Arabie refusant de posséder des biens le désir de rester aussi libres que des oiseaux. De même, dans L’Argent, la « folle prodigalité » de la princesse d’Orviedo s’interprète comme une tentative de libération ne prenant son véritable sens qu’à condition d’être poussée à son terme.

Ces exemples de communautés ou de destinées illustrent un même idéal, celui de la générosité dressé contre les tendances cupides et avaricieuses du genre humain. Pour les moralistes, pour Descartes, la générosité est une passion mais c’est une passion première, qui peut nous pousser à faire des choses impulsivement, toujours bien intentionnées. Contrairement à l’esprit mesquin qui projette sur autrui ses propres défauts, le généreux projette ses propres qualités. Il fait confiance à son entourage, n’imagine pas que quelqu’un ayant le pouvoir de bien faire préfère mal faire. Avant d’être détrompé par les faits, il n’envisage pas d’être trahi car il ne pense pas à trahir. Il n’imagine donc pas qu’un individu séduit par l’argent privilégie ses intérêts égoïstes aux dépens des intérêts collectifs. Avec sa mise en scène des passions, L’Avare peut ainsi se comprendre comme une critique de la puissance de dissolution représentée par l’argent, affectant la famille, la communication en général, la reconnaissance en particulier. La pièce de Molière peut même être comprise comme une défense de la générosité. Cléante, fils, partant double inversé Harpagon, est au début de la pièce animé d’une passion libérale, insouciante, juvénile. Il est prêt à sacrifier son héritage, et son avenir, à emprunter quinze mille francs à un taux usuraire, et à enrichir un fesse-mathieu, pour pouvoir jouir de la vie hic et nunc. Cette folie de l’amant qui sacrifie son bien n’est en rien généreuse. Prodigue quand il espère, Cléante devient toutefois généreux dans le désespoir. Ce à quoi nous assistons dans la scène de la bague donnée à Mariane. Enfin Cléante se libère de ses passions en donnant non pas une chose mais en se livrant, en donnant avec la bague un bien immatériel, quelque chose qui lui appartient en propre, son cœur au-delà des convenances, sa fidélité par-delà les circonstances contraires. Ainsi contrairement à Harpagon se repliant sur ses écus, Cléante incarne tant bien que mal une humanité pouvant faire preuve de générosité. Il est l’expression d’une humanité aliénée car prisonnière du dieu-argent, mais aussi de l’avoir et du paraître. Et Molière nous dit que dans cette aliénation le génie humain n’est pas totalement éteint, la générosité couve comme un feu sous les cendres.

L’optimisme moral n’est toutefois pas si évident. On peut en effet se demander si les exemples de pauvreté volontaire et la merveilleuse vertu de la générosité expriment l’humanité dans ce qu’elle a de meilleur ou bien un simple idéal, une vision de l’humanité telle qu’elle devrait être non telle qu’elle est et peut être.

Pourquoi donc aime-t-on l’argent si sa possession n’est pas synonyme de bonheur ou de vie bonne ? Comment se fait-il que certains individus parviennent à intégrer l’argent dans leur existence presque comme une condition de celle-ci ? Les explications psychologiques invoquant des dispositions ou des caractères ne sont pas suffisantes et méritent d’être prolongées. L’explication anthropologique la plus forte est que l’argent est une forme de divertissement. Pour tous ceux qui ne vivent pas dans l’ordre de la grâce, ayant compris une fois pour toutes qu’il vaut mieux être généreux qu’égoïste, l’argent prouverait son utilité supérieure par l’ensemble des préoccupations qu’il engendre. Il nous détournerait de nous-mêmes, des vérités qui dérangent, plus efficacement que toute autre chose.

La modernité apporte avec elle son lot de progrès matériels. Elle libère ainsi l’individu, qui n’est plus préoccupé en permanence par les exigences de la survie. Mais en lui permettant d’avoir des loisirs elle lui offre une sorte de cadeau empoisonné : il devient possible de se cultiver ou de méditer sur sa condition de mortel. Le temps libre peut être utilisé pour s’interroger sur le sens de la vie et pour regretter certains choix, décisifs et irréversibles, certaines nécessités, qui ne vont plus de soi (travailler, élever des enfants, défendre son pays les armes à la main). La nature humaine a horreur du vide : l’individu libéré des soucis quotidiens se découvrent des problèmes existentiels ; mieux vaut pour lui s’inventer alors un objet d’inquiétude permanente. Et c’est l’argent qui remplit le mieux ce rôle de souci de substitution dans notre société éprise d’efficacité et de vitesse. Un Harpagon ou un Saccard, si différents soient-ils, incarnent le type de l’individu moderne stressé ! Et on aurait tort de les plaindre. De même que l’homme qui chasse le lièvre pour oublier la mort de son fils ou sa propre mortalité, ces êtres chérissent leur état d’inquiétude. Comme le dit Pascal dans ses Pensées, l’argent leur est une consolation. Les tracas monétaires et les paris financiers leur sont nécessaires, puisqu’ils leur donnent une raison de dépenser leur énergie et même une occasion d’affronter leurs propres limites. L’individu moderne préfère s’inquiéter de sa fortune plutôt que d’envisager sincèrement son existence et reconnaître sa finitude.

L’argent peut donc être considéré comme une motivation générale des sociétés humaines, voire comme une préoccupation universelle dans les groupes humains, familles, États, où l’individualisme a supplanté le primat traditionnel du Tout ou de la Loi. Ce qui est particulièrement remarquable à cet égard est la transformation du désir et de la volonté. Le désir devient désir de l’autre et la volonté s’affaiblit, ne subsistant que sous la forme de la volonté de puissance. Ainsi le roman de Zola tire sa force de la description des phénomènes mimétiques : prestige de Gundermann (chapitre I), influence de Saccard sur les consciences avec son « piège de l’or », la « brutalité du clinquant » (chapitre IV), frénésie à la bourse (chapitre X). On assiste à une sorte de folie collective. Mais ce ne sont pas des fous qui y participent… les moins raisonnables sont des joueurs comme la baronne Sandorff, les plus raisonnables sont des gens modestes qui gardent des rêves modestes. L’argent est aux uns et aux autres une sorte de drogue, pouvant atténuer leurs tourments intimes, leurs douleurs à l’idée de n’être pas suffisamment aimé ou pas correctement reconnu.

Et, dès lors qu’on envisage l’argent avec Simmel comme valeur de toutes les possibilités et possibilités de toutes les valeurs, on se rend compte que l’économie monétaire est une sorte d’illusion nécessaire ! Ecoutons attentivement Harpagon qui nous dit, suite au vol de sa cassette : « Il n’y a point de supplice assez grand pour l’énormité de ce crime ; et, s’il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté. » (acte V, scène 1). Ne nous arrêtons pas à la rage d’abord exprimée. Harpagon poursuit avec un lieu commun, une de ces opinions qui, sans doute, forment la sagesse populaire, l’opinion vraie ! Le vol est détestable, particulièrement le vol d’argent qui représente du travail et de l’intelligence. Rions de lui, qui découvre les affres de la dépossession après avoir fait souffrir quantité de personnes par ses pratiques usuraires, mais pour cela continuons à juger le vol détestable. Et si la raison n’accepte pas qu’un individu quelconque soit privé de son argent par force ou par ruse, elle ne peut davantage accepter que toute une société soit privée d’argent. Un psychologue, Thomas Wiseman, a fort justement remarqué que du jour où l’argent et la propriété privée seraient abolis, les pulsions sadiques et masochistes de l’homme trouveraient immédiatement d’autres manières de se réaliser dans l’économie psychique.

L’abolition de l’argent, fumier d’où émergent des choses inespérées, ne semble vraiment pas être une option politique raisonnable. Guilden n’a toutefois pas définitivement raison contre Joe ! Il existe en effet un hiatus entre suppression volontariste et abolition progressive de l’argent, une grande différence entre utopie et philosophie de l’histoire.

Philosophe de l’histoire, Moses Hess affirme dans L’Essence de l’argent (1841), que l’économie monétaire est une forme contingente d’économie, utile à une époque donnée du développement de la culture. Pour lui « du jour où les hommes s’unissent, dès qu’un commerce immédiat peut s’instituer à la place de l’argent, il est indispensable d’éliminer ce moyen d’échange inhumain, extérieur, mort et meurtrier. » Et s’il faut donc envisager un dépassement du règne de l’argent sur les consciences, il convient d’affirmer dès maintenant que l’économie n’a pas de loi comme la nature peut en avoir, que l’argent n’est pas autre chose qu’un instrument ayant son utilité dans sa sphère propre de réalité, pas au-delà.

Continuons à espérer, même si nous ne rêvons plus ! Le défi qui nous est proposé est de trouver la solution du problème économique. Comme Simmel, regardons l’argent et ses mécanismes psychologiques d’une manière scientifique. Et ne prolongeons pas la discussion dans l’ordre pratique sans opposer les besoins réels des besoins insatiables, les valeurs authentiques et les valeurs dévoyées. Si la métempsycose de la finalité permet à un individu de valoriser son travail, comme labeur qui lui rapporte quelque chose malgré le très faible intérêt objectif de celui-ci, il ne s’agit que d’un pis-aller. Rien ne nous force à affirmer que tous les travaux se valent, qu’il n’existe pas de distinction entre une chose tenue pour précieuse et une chose réellement précieuse. La chose considérée comme précieuse est seulement précieuse pour obtenir quelque chose de précieux ! Elle l’est donc moins que celle qui l’est réellement et, plus remarquable encore, par son existence dans nos consciences, elle nous prouve que nous savons agencer des fins et des moyens, appréhender des fins dernières, créer des fins en soi. Ne nous étonnons donc pas si, d’Aristote à Marx, les grands penseurs du politique ont toujours envisagé la “fin de l’économie” comme le triomphe de l’esprit raisonnable, libéral au sens fort du terme, créatif, et la réalisation concomitante de la société des loisirs !

Relisons les « Perspectives économiques pour nos petits enfants » de Keynes (1930) qui nous livrent une argumentation exemplaire. Pour l’économiste, le règne de l’argent sur les consciences ne doit être que transitoire. Le triomphe des « inclinations à demi criminelles » n’est en réalité qu’un triomphe passager ! Un jour viendra où seul le comportement honnête sera effectivement récompensé par la société. D’ici là il faut s’efforcer de considérer les inégalités comme un état de fait inévitable. L’Argent de Zola nous permet également de dépasser les apparences. En homme d’affaires trouble, dénué de scrupules mais pouvant néanmoins faire une bonne action, Saccard incarne remarquablement cette demi-criminalité évoquée par Keynes. Le sens des responsabilités est chez lui intermittent ! D’où la difficulté qu’éprouve madame Caroline quand elle s’efforce de le juger en prenant en compte tout ce qu’il est. Or, dans une perspective plus philosophique, Saccard est un escroc doublé d’un “grand homme”. L’épilogue de L’Argent évoque une sorte de ruse de l’histoire : il restera quelque chose de l’aventure de l’Universelle, pas seulement des ruines et des dettes, des réalisations concrètes, des mines et des chemins de fer. L’irresponsabilité du hustler apparaît comme un des moteurs de l’histoire dans une époque marquée par le conformisme et la faiblesse de la volonté !

Demain la société d’abondance permettra à chacun d’avoir accès aux biens essentiels. C’est même peut-être déjà possible sur la planète entière. Après-demain, les guerres commerciales et les joutes financières deviendront aussi obsolètes que les tournois aujourd’hui ! Tous en profiteront, même si certains, particulièrement énergiques et désireux de mesurer leur force à celles d’autres hommes, rêvant d’aventures, auront l’impression de ne pas être nés à l’époque qui leur convient. L’humanité s’ennuiera-t-elle ? A-t-elle déjà du mal à bien occuper son temps libre ? Pour surmonter la future dépression de l’humanité, Keynes nous dit de commencer sans plus tarder à ré-estimer le don et la gratuité, à revaloriser le travail artistique, créateur et personnel. Après avoir lu la Philosophie de l’argent, nous pouvons aussi prendre l’habitude de soulever le voile des prix recouvrant les choses. Nous pouvons réfréner nos appétits de consommation. Nous pouvons n’être pas dupes du superadditum de la richesse. Ainsi, il est possible de passer du charme esthétique de la vie fortunée à une attitude poétique ! Nous pouvons choisir de vivre pour vivre et non pas de vivre pour gagner de l’argent, en partageant le regard critique de Valère dans L’Avare (acte III, scène 1) à l’égard de celui qui est conditionné par l’argent.

Golden Joe attire utilement notre attention sur le fait que l’argent constitue pour la plupart des individus une raison d’être, une raison de vivre qui comble la vacuité de leur existence. L’argent donnerait du sens à notre vie… Cette illusion semble nécessaire même si nous pouvons refuser à Mandeville sa célèbre conclusion de La Fable des abeilles (1705) postulant que les vices privés sont à la base du progrès de l’ensemble de la société. Certes, certains vices ne sont pas incompatibles avec le développement économique. Mais le véritable progrès, qui n’est pas fait que de production et de consommation, appelle surtout des vertus personnelles, une éthique, cette possibilité de revenir à l’essentiel à laquelle rêve Joe ! Une autre fiction aborde le point essentiel de notre discussion, le lien qui existe entre l’amour de l’argent et l’angoisse de mourir ou l’oubli de sa destination. Il s’agit de la pièce intitulée Volpone de Ben Jonson (1606). Avec son grand escroc qui fait croire qu’il est à l’agonie pour soutirer de l’argent à son entourage, avec son défilé des donateurs, petits escrocs qui n’attendent qu’une chose – être couchés sur le testament du riche vieillard, elle nous fait penser que l’argent est le bien trompeur par excellence. L’illusion est double ; elle fait croire aux uns qu’ils peuvent s’enrichir en recueillant un héritage mais aussi se faire aimer en donnant des pièces d’or. Dans notre société, nous ressemblons hélas fort à ces petits escrocs. Et certains d’entre nous sont peut-être comme Volpone, maintenus en vie parce qu’ils espèrent s’enrichir toujours davantage ! Car sans doute le grand escroc n’envisage pas un instant son décès, ayant l’esprit accaparé par l’argent. Et Guilden ajouterait volontiers que c’est le secret de sa vitalité.


Commentaires