Ma façon d’utiliser la didactique pour former des enseignants

jeudi 16 août 2012
par  Jean-Marc BRESLAW

Un témoignage à partir d’une longue expérience de formation des enseignants, qui a conduit à dégager trois niveaux d’intervention des concepts et outils de la didactique des mathématiques.

I. Introduction

Trente années consacrées à la formation des enseignants de l’école primaire à l’université m’ont donné une certaine expertise de la fonction de formateur d’enseignants. La didactique des mathématiques offre un confort pour analyser les pratiques dans l’enseignement de cette discipline.

Je dégagerai principalement trois approches différentes fondées sur les caractéristiques du public auquel s’adresse mon cours. Il va de soi que cette classification est différenciée pour les besoins de l’exposé et reste théorique ; dans la pratique les trois niveaux se rencontrent souvent mêlés au sein d’une même formation.

Le niveau 0 concerne un public qui n’a de l’enseignement que la vision candide de l’ancien élève et du bon étudiant. Mon cours doit l’aider à faire le choix du métier d’enseignant ; c’est le plus souvent un étudiant de Licence, voire de première année de Master.

Le niveau 1 concerne un individu qui a choisi d’être enseignant et qui désire obtenir un diplôme correspondant ; ses besoins en didactique sont assez complexes comme je vais essayer de le montrer.

Le niveau 2 concerne les professeurs en poste et titulaires. Pour eux la didactique jouera un rôle de régulateur des pratiques ; son approche présente certaines difficultés spécifiques comme nous allons le voir.

II. Description

A. Niveau 0

Ce niveau ne m’est apparu comme consistant que depuis peu. Cela est lié aux réformes récentes. Peut-être était-il plus significatif il y a cinquante ans lorsque le recrutement des maîtres se faisait en terminale (voire en seconde) à l’entrée de l’école normale ?

Aujourd’hui, nous sommes amenés à parler d’enseignement à des étudiants qui n’ont comme connaissance de la classe que leur expérience d’élève et qui ont naturellement une certaine difficulté à imaginer que tout cela soit totalement et radicalement bouleversé par le changement de statut lorsque l’élève va devenir le maître.

Il reste, pour emprunter à la didactique, que ce cours va être très marqué par la transposition didactique et que la dimension « outil » de l’approche didactique ne sera que parcellaire.

 a. Objectifs

L’étudiant devra prendre conscience qu’enseigner est un métier et que la didactique permet d’entrouvrir la porte d’un nouveau « savoir » : le « savoir du professeur ».

N’étant pas professeur, il devra faire semblant de l’être attendant avant tout du formateur qu’il lui octroie ce « droit à l’erreur » caractéristique du « contrat didactique ». Cet étudiant devra se plier à la reconnaissance de notions nouvelles qui devront le surprendre, qu’il ne maîtrisera pas, mais dont il essayera de retenir les définitions.

b. Contenus

À partir de certaines évidences, on dégage quelques définitions des outils de base : « le triangle didactique », les différentes formes de « savoir ».

Il est difficile de mettre en évidence les « paradoxes » fondamentaux de la transposition didactique, baignant nous-mêmes dans ces paradoxes, comme je l’ai déjà évoqué plus haut. Comme le disent les didacticiens, ces paradoxes se résorberont au gré des « ruptures de contrat ».

Il va de soi que l’objectif étant de « révéler la vocation », on privilégiera les situations valorisantes d’ordre pédagogiques renonçant assez rapidement à l’aspect théorique et partant à la dimension didactique.

Pour employer une image, on va se trouver dans la situation du professeur qui aborde le théorème de Pythagore et qui se contentera de le faire appréhender, voire formuler, mais qui renoncera à la démonstration... sinon pour dire tout au plus qu’une démonstration devrait être nécessaire.

c. Situations

On va donc trouver dans cette formation deux aspects :

  1. Des situation permettant à l’étudiant de décider s’il a envie d’enseigner les mathématiques comme des situations de classe, l’analyse de manuels scolaires actuels, anciens, des films de classe, des stages courts d’observation et de pratique accompagnée.
  2. Des contraintes contractuelles situant les exigences d’un niveau « supérieur » comme des lectures de textes théoriques, des préparations de leçons, des comptes rendus de travaux divers.

B. Niveau 1

Ce niveau correspond à un public ayant choisi le métier d’enseignant et visant la réussite à un concours (agrégation, CAPES, CAPLP).

a. Objectifs

L’objectif premier est bien sûr la réussite à l’épreuve et l’on pourrait penser que l’aspect didactique est conditionné par la présence dans cette épreuve de questions concernant le métier d’enseignant (surtout à l’oral, mais de plus en plus à l’écrit et depuis toujours pour les concours internes). En fait l’expérience m’a montré que cela va beaucoup plus loin et qu’une approche didactique permet d’appréhender de façon plus cohérente l’ensemble du concours et tout particulièrement la responsabilité du candidat face à l’épreuve, véritable phénomène d’appropriation.

b. Contenus

À partir du modèle didactique de la relation élève-professeur-savoir, nous dégageons le « contrat spécifique » qui nous lie aux étudiants eux-mêmes en leur expliquant que la démarche va être de les accompagner du statut d’élève au statut de professeur, les faisant passer d’un sommet à l’autre du fameux triangle.

J’ai baptisé ce phénomène : « l’effet chrysalide ».

Chaque situation vécue dans le groupe va être cataloguée et traduite à l’aide du vocabulaire de la didactique. Ainsi nous abordons de façon très rationnelle des difficultés récurrentes aussi bien à l’écrit qu’à l’oral.

Cette année par exemple, nous consacrons 8 heures à l’entraînement à l’écrit en géométrie et algèbre et nous avons parallèlement 4 heures de didactique pour décrire la relation maître élève aussi bien dans le partenariat théorique classique que dans la relation candidat-formateur, candidat-correcteur, candidat-examinateur avec comme support les contenus de l’épreuve.

c. Situations

Les premières situations abordées sont des situations de responsabilité : comment rédiger un devoir ? Choix de notations, rôle d’une figure, présentation d’une démonstration. Comment exposer une leçon ? Gestion du tableau, choix du discours, gestion des TICE.

C’est l’occasion d’évoquer la transposition didactique lorsque par exemple je dois répondre à la question posée immanquablement chaque année : doit-on présenter la leçon que l’on fait devant les élèves ou une leçon théorique ?

Progressivement nous abordons des situations plus complexes. Qu’est-ce qu’une
démonstration ? Qu’est ce qu’une théorie ? Quel est le rôle de l’erreur dans les
apprentissages ? Automatismes ou réflexion ? Le rôle du temps sur la transposition didactique et les théorèmes en acte : un candidat à un concours est sensible à la déformation du savoir lorsqu’il faut le rendre efficient sur une épreuve en temps limité de 4h, 5h ou 6h.

Les situations vécues nous offrent quantité d’exemples excessivement riches pour illustrer ces phénomènes curieux. La disponibilité des étudiants pour des problèmes de haut niveau et leur curiosité finit par les décomplexer et donne de bons résultats.

Cette approche didactique me permet de renvoyer l’étudiant à ses responsabilités lorsqu’il est en quête d’une trop grande aide comme le serait un élève de lycée, ces « ruptures de contrat » sont analysées dans le cadre même de la théorie, ce qui fait de ces cours spiralés des séquences vivantes et productives.

Ainsi par exemple, lundi nous faisons un problème sur la constructibilité mettant en évidence comment la structure de corps des nombres constructibles permet de rédiger avec élégance une bonne partie du problème ; vendredi nous dissertons sur le théorème de Thalès vu au collège et son intérêt pour mesurer une distance que l’on ne peut pas arpenter. En mettant en regard ces deux rencontres de Thalès, nous pouvons illustrer le concept de dialectique « outil/objet » et de « jeux de cadre ». Nous ouvrons alors la porte à un exposé sur le théorème de Thalès du point de vue des différents « savoirs ».

C. Niveau 2

Force est de reconnaître qu’il est difficile d’aborder ce niveau comme le niveau 1 ; l’expérience m’a montré que le public a bien du mal à s’intéresser aux exemples trop théoriques qui illustrent le « savoir savant » ou même le « savoir à enseigner » voire le « savoir enseigné » lui-même. Je n’ai pas vraiment de réussite si j’évoque la géométrie descriptive et de plus en plus rares sont ceux qui sont intéressés par un algorithme d’extraction de racine carrée. Il y a bien longtemps que l’outil algébrique au service des angles ne fait plus recette.

Si je cherche à illustrer la phrase du didacticien : « la définition d’un objet n’est que la somme des situations rencontrées », je ne peux pas dès notre première rencontre évoquer que la réciproque du théorème de Pythagore n’est pas toujours vérifiée ; je ne constate ni l’étonnement, ni la curiosité qu’en bon pédagogue, je devrais obtenir. J’ai donc réalisé qu’au delà d’une certaine curiosité pour un aspect théorique, le public est surtout demandeur de solutions aux problèmes qu’il rencontre sur le terrain.

Dois-je donc abandonner mes interventions à ce niveau pour les réserver au niveau de ceux qui auront choisi de faire de la recherche sur l’éducation et ne vaut-il pas mieux laisser ce terrain aux apports pédagogiques de mes collègues ?

Je ne le pense pas et la suite va présenter pourquoi et comment.

a. Objectifs

Grace à la didactique, l’enseignant dispose d’un cadre théorique pour analyser ses pratiques. Il trouvera dans la didactique les moyens de justifier ses choix pédagogiques et les références permettant d’évaluer ses résultats. Il gagnera ainsi en « responsabilité », en « valorisation », en « justification ». Ainsi la didactique lui permettra de faire des choix, d’évaluer ses résultats, de communiquer avec les différents partenaires sur ses pratiques.

J’ai constaté que ces jeunes enseignants sont gênés par les difficultés qu’ils rencontrent, ils cherchent souvent à les excuser par leur inexpérience ou/et par le niveau de leur public qui serait toujours « trop faible », ou/et par l’incohérence des « notions à enseigner ». Il faut dire que les attaques répétées contre l’enseignement ne sont pas faites pour les rendre plus sereins.

Alors, l’habillage didactique, non seulement explique ces difficultés, mais surtout en fait le terreau nourricier de l’éducation et non plus la maladie honteuse dont l’enseignant serait le principal responsable.

b. Contenus

Le triangle didactique, un cadre simple et clair : « quelle différence y a-t-il entre un professeur et un animateur de colonies de vacances ? »

Les différents savoirs : « pourquoi ce que l’on enseigne aujourd’hui n’est pas ce que l’on enseignait hier ni ce que l’on enseignera demain ? »

La transposition didactique et le contrat didactique : « Comment se traduisent les ruptures de contrat ? Comment agit l’aide du professeur sur la connaissance de l’élève ? »

La dialectique outil-objet et les jeux de cadre : « peut-on passer à la suite de la leçon alors que plusieurs élèves (parfois tous) n’ont pas compris ? Les pré-requis ne sont jamais acquis, est-ce normal ? »

Ainsi, en parcourant les grands thèmes développés par la didactique, nous réalisons que les situations perçues comme des échecs par l’enseignant n’en sont (didactiquement) peut-être pas et peuvent être (pédagogiquement) exploitées.

c. Situations

On dégagera les constantes didactiques de situations vécues par les enseignants. Il en est de récurrentes que tous rencontrent et que nous recensons ensemble.
Petit à petit se mettront alors en place les concepts didactiques.

Alors le stagiaire pourra s’essayer à comprendre des situations vécues dans sa propre classe, il les analysera en les dédramatisant, ce qui est l’étape essentielle de l’apprentissage puis onpourra s’essayer à la remédiation si on la juge nécessaire, ce qui sera le travail du pédagogue.

Ce niveau se prête bien à un travail de recherche personnel en trois parties :

  1. Aspect théorique.
  2. Protocole d’observation dans sa classe.
  3. Analyse des résultats obtenus.

Nous avons procédé comme cela à l’époque où les étudiants étaient tenus de faire un mémoire professionnel en IUFM ; l’an dernier nous avons fait aussi cela en deuxième année de Master avec le stage en responsabilité comme support d’expérience.

C’est aussi l’occasion de confronter le stagiaire aux exigences d’un « mémoire
professionnel » comme cela se fait dans toute formation professionnelle équivalente.

III. Références

Pour ce travail, je m’inspire beaucoup de :

  • Guy Brousseau : Le contrat didactique
  • Régine Douady : Dialectique outil-objet et jeux de cadres (IREM Paris VII)
  • Yves Chevallard : La transposition didactique.

Pour la formation des enseignants, j’ai eu la chance de côtoyer Michèle Artigue et Aline Robert, et aussi Jacques Colomb malheureusement décédé.

De façon moins directe mais très bénéfique, je conseille de lire Gaston Bachelard, Jean Dieudonné, Jean Piaget et, pour le plaisir, Stella Baruk.

Michel Henry a publié un cours sommaire mais assez sympathique à l’IREM de Besançon en 1991, il a l’avantage de comporter une bibliographie très bien fournie.


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