« Tu ne pourras rien posséder sans la pauvreté »

Corrigé de rédaction
samedi 19 juin 2010
par  Stéphane GOMBAUD

C’est un texte de Jean Giono, tiré des Vraies Richesses (1937) qui a été retenu comme sujet de l’épreuve de rédaction du concours Centrale-Supélec 2010.

Voici le lien pour télécharger le sujet :
http://www.concours-centrale-supele...

I. Présentation

Ce texte est intéressant à plus d’un titre.

D’une part, il s’adresse à un public de jeunes étudiants ou de jeunes diplômés un peu comme une lettre ouverte. Ainsi il permet à de jeunes gens de construire un questionnement personnel sur ce que veut dire une vie réussie. La lecture de Qu’est-ce qu’une vie réussie de Luc Ferry (2002) pourrait prolonger une telle interrogation, à partir de sa racine, la distinction d’une vie bonne reconnue par soi-même comme bonne et d’une vie reconnue par la société comme une vie réussie. On trouve un résumé de l’œuvre de Ferry sur le site Esprit & Vie par Jean-Louis Souletie.

D’autre part, il s’agit d’une argumentation polémique dont le style peut dérouter, qui n’avance pas ses raisons sans les mêler à des exemples et des images. Ainsi Giono introduit au début de son texte l’idée de joie et l’illustre immédiatement par l’expression « seules à mener leurs jeux féeriques sur l’asphodèle et le serpolet des prairies solitaires ». Wikipedia nous renseigne sur ces plantes que sont l’asphodèle et le serpolet.

Foin de connaissances botaniques, il faut surtout être attentif aux oppositions : batailles/ jeux ; multitude/solitude. Et interpréter l’image. Ici l’auteur désigne la nature comme un lieu d’épanouissement personnel, quand l’imagination libérée des préjugés invente un monde fait d’ordre, d’harmonies. La difficulté du résumé tient au fait de bien extraire du texte ses raisons et de ne pas se contenter de platitudes à l’égard de la modernité et de son rapport à l’argent.

Enfin, la thèse de Giono énoncée en un paradoxe « Tu ne pourras rien posséder sans la pauvreté » incite à produire des réflexions sur l’idée de possession ou de propriété. De grands noms de l’histoire, de la philosophie et des religions peuvent être invoqués. L’idée d’autarcie s’impose. Les Stoïciens viennent immédiatement à l’esprit. Prenons par exemple Les Paradoxes des Stoïciens de Cicéron (traduction de Vincent Ravasse) :

« Pour ma part, je n’ai jamais cru, par Hercule, que l’argent, les demeures grandioses, les richesses, les pouvoirs, ces plaisirs dont les hommes sont si dépendants, fassent partie des biens hautement désirables, surtout quand je voyais ceux qui en étaient abondamment pourvus désirer si vivement ce dont ils regorgeaient ! Car la soif de la cupidité n’est jamais satisfaite, jamais rassasiée ; ceux qui les possèdent sont torturés non seulement par le désir de les accroître, mais aussi par la crainte de les perdre. Dans ce domaine en tout cas je suis en désaccord avec la sagesse de ces hommes si raisonnables, nos ancêtres, quand ils ont pensé devoir nommer “biens” ces possessions sans consistance ni stabilité, alors que dans la réalité et dans leurs actes, ils les jugeaient tout autrement. Un bien peut-il causer du mal ? Peut-on ne pas être bon quand on vit dans l’abondance de biens ? Pourtant nous voyons tous ces biens possédés par des gens malhonnêtes, alors que les gens honnêtes s’en écartent. À partir de là on peut, si on veut, se moquer de moi : la raison véritable vaudra toujours pour moi plus que l’opinion commune ; jamais je ne dirai, moi, qu’il a perdu des biens, celui qui a vu disparaître un troupeau ou une pièce de mobilier. Et je ne manquerai jamais de louer ce valeureux personnage, Bias, je crois, un des sept sages : l’ennemi s’était emparé de Priène, sa patrie, et tous les citoyens fuyaient en emportant avec eux le plus possible de leurs possessions ; quand on vint lui dire d’en faire autant, il répondit : “C’est ce que je fais : je porte en moi tout ce qui m’appartient.” »

Une réflexion sur la nature de l’argent est donc nécessaire, qui précise clairement ce qu’il offre et ce qu’il demande de céder en retour. Le paradoxe du riche pauvre ou du pauvre riche peut se dénouer, à condition d’être attentif à ce que veut dire réellement, dans différentes situations concrètes, prendre ou donner, acheter ou échanger, conserver ou dépenser. Les œuvres au programme peuvent ainsi être abondamment utilisées.

II. Résumé du texte de Jean Giono

Deux parties avec des sous-parties peuvent être repérées. Le thème de la première est la vie réussie, à condition de privilégier un certain style de vie, contemplatif, proche de la nature, ne dévalorisant pas le corps au profit de l’intellect ; celui de la seconde est plutôt la critique de la société contemporaine, « énervée et tremblante », avide, sans scrupule, impérialiste, dénaturant le blé ! Traduits en blocs de mots cela donne à peu près (40+70) + (40+30+30).

Le plus long paragraphe est un paragraphe d’illustration consacré à la possibilité d’une vie harmonieuse, joyeuse, chargé de rendre les trois exemples du texte de Gide : l’adolescent qui sort d’une grande école, l’agrégé de lettres, l’étudiant en philosophie. Les exemples ne seront pas mentionnés. On introduira ce paragraphe par une articulation logique, “ainsi” ou “en effet”. L’avant-dernier correspond à la comparaison des barbares d’hier (les Aztèques) et d’aujourd’hui (nous retenons le pronom “on” pour désigner les responsables). Le dernier regroupe volontairement les deux derniers paragraphes du texte où domine une réflexion sur la mort comprise soit comme néant soit comme achèvement, accomplissement. C’est un passage délicat du texte.

La notion de joie parcourt tout le texte. Giono donne l’ordre « fais ta propre joie ». La notion s’associe à celles de beauté, de liberté, d’activité. Et ne veut rien dire d’autre que la réalisation de soi, de son essence, comme le suggère la fin “nietzschéenne” du texte « ce que tu es, deviens ». Pour bien rendre cela, nous utiliserons dans le premier paragraphe un verbe fort, “exulter”, et dans le dernier nous parlerons tout simplement de “bonheur”.

De plus, pour rendre la nécessaire alliance du physique et du moral, développée dans le second paragraphe l’expression classique de “sculpture de soi” convient très bien. Au paragraphe suivant, assez nettement rousseauiste, l’idée d’un retour à la nature est accentuée et il est question d’un renversement de perspective : ce qui est considéré comme fou (la « féerie ») est en réalité sage, ce qui apparaît hors de portée est presque sous notre main. Pourquoi ne pas parler de réalisation d’une utopie ?

Giono se réfère à l’histoire sanglante, aux autels de l’ancien Mexique mais aussi à la première guerre mondiale. Pour rendre son pacifisme, nous n’hésiterons pas à dénoncer une société moderne conquérante, “cannibale”, en insistant sur l’idée d’une drogue (« salive intelligente, alcool qui te fait accepter… ») qui engourdit l’esprit avec le terme d’“endoctrinement”.

12 Ne privilégie pas l’enrichissement matériel sur l’épanouissement intime ! Quitte le
13 troupeau des arrivistes. Quand leur cœur dépérira, le tien exultera. Choisis la liberté
14 pour profiter de la nature, accueillir en toi la beauté. La poésie te convient
1 merveilleusement !
14 En effet, la saine jeunesse est, comme toi, instruite autant que besogneuse : elle ne
14 dédaigne aucunement le labeur physique qui l’inscrit dans le réel, en confrontant ses
22 forces au fer et au feu, à la plante et à la pierre ; elle s’applique à la sculpture de soi, au
14 rythme lent des saisons ; elle enfante de vigoureux surgeons à l’écart des projets
10 professionnels mais pas du savoir des sages de l’Antiquité !
   
15 Je voudrais tellement que pour toi, par toi, l’utopie d’un monde moralement délivré
13 de l’argent se réalise. Car la société moderne valorise inconsidérément la propriété,
7 exige des renoncements hypocrites, oublie la simplicité.
16 On t’empêche d’être véritablement au monde quand on te pousse à bâtir des empires
12 cannibales et t’endoctrine pour que tu deviennes docile, prêt à tuer.
15 La mort pour certains est une source de profits… pour toi, qui construis ton bonheur
15 avec ce qui est donné à tous, elle ne doit être qu’un dernier accomplissement.
207 mots

III. Plan de dissertation : « Tu ne pourras rien posséder sans la pauvreté »

La contrainte du nombre de mots (approximativement 1200) oblige à la concision si l’on veut faire le tour du sujet. Cela ne veut pas dire qu’il faille sacrifier les liens logiques, les oppositions conceptuelles, les références précises aux trois œuvres dans chaque partie, au contraire ! On se donne comme repères 200+280+280+280+100… en réservant 60 mots qui peuvent être utilisés pour les deux transitions.

Introduction

L’instinct de possession et ses dérives dans la société moderne, quand la survie n’est plus un impératif quotidien et que la maîtrise de la nature permet aux individus de choisir leur destinée. Naissance d’une puissante idéologie. L’argent, un outil de cette autonomie mais aussi un instrument de l’illusion idéologique. Enjeu, ce “moi” moderne qui aspire à être un individu souverain, responsable, émancipé, détenteur des moyens de ses ambitions.

 Le paradoxe d’Harpagon : une triple illusion à l’origine d’une fuite en avant et d’une sorte d’autodestruction
Toujours posséder plus, ne jamais posséder assez. L’individualisme calculateur.
Avoir peur de perdre ou de ne pas gagner autant que possible. L’individualisme inquiet.
Accumuler de l’argent (la cassette) mais sans jamais en jouir. Vivre pour gagner de l’argent ou gagner de l’argent pour vivre ? La volonté de puissance.

Transition : ainsi, il est possible de dire que certains ne possèdent rien, non car ils sont pauvres mais parce qu’ils sont riches et comme possédés !

 Le rapport à l’argent d’un point de vue téléologique : l’argent génère la cupidité. D’où une curieuse et terrifiante galerie de pathologies modernes
Busch, le rapace.
Cléante, le prodigue.
Saccard et Gundermann, stratèges de la guerre économique en quête d’une forme de salut.

Transition. Cas général : la métempsycose de la finalité ; cas particulier et particulièrement préoccupant : le cynisme contemporain.

 La pauvreté volontaire comme forme d’accomplissement et ciment politique : « Posséder est bien la gloire de l’homme quand ce qu’il possède en vaut la peine »
Posséder l’estime des autres et de soi.
Posséder la santé (y compris l’équilibre mental, la paix de l’âme).
Posséder la volonté comme pouvoir créateur

Conclusion

Opposition quantitative et qualitative de différentes possessions. Et retour sur l’idée de pauvreté comme condition assumée (Cicéron : « le riche est celui qui possède suffisamment pour se satisfaire aisément de ce qui permet une vie digne, celui qui ne demande, ne vise, ne souhaite rien de plus »). Opposition de la pauvreté en tant que refus de l’avoir, du luxe ainsi que des illusions monétaires (idée de respectabilité réservée aux riches) et de la misère, toujours subie, toujours négative. Ne pas confondre l’aliénation qui peut être positive (sous le mode de la reconnaissance humble de sa pauvreté) et le dénuement radical, la solitude infernale, les états d’indignité.

IV. Rédaction définitive du devoir

Il semble raisonnable de postuler pour l’être humain une sorte d’instinct de possession. Tant que la survie est précaire, un impératif s’impose : profiter de tout ce qui peut être cueilli, capturé, dévoré, et faire des réserves importantes. Si l’impératif disparaît avec l’amélioration des conditions de vie, les mentalités de captation peuvent en revanche perdurer. Dans notre société d’abondance, la peur de manquer sert alors d’alibi à des comportements de rétention, à des stratégies de refus de la dépense, à l’accumulation de capitaux. L’argent, apparaît ainsi comme un outil de l’autonomie individuelle mais aussi comme un instrument de l’illusion idéologique qui enchaîne les personnes à un devoir d’enrichissement. C’est cette illusion que dénonce Giono dans Les Vraies richesses. Renouant avec la sagesse antique, il affirme « Tu ne pourras rien posséder sans la pauvreté ». Quelles sont les limites raisonnables de l’avoir et les vertus de la pauvreté ? De quoi l’individu moderne doit-il être propriétaire pour réussir sa vie ?

L’affirmation sonne comme un avertissement. De quoi donc la quête de l’argent nous prive-t-elle ? Commençons par réfléchir le paradoxe incarné par le personnage d’Harpagon. Il nous permet de dénoncer une triple illusion de l’esprit moderne.

Harpagon fait partie de ces gens qui veulent toujours posséder plus et qui deviennent persuadés de ne jamais posséder assez ! Leur fortune n’est jamais suffisante, d’où leur refus systématique de la dépense ou leur devise qui veut que le temps soit de l’argent, à l’instar de Benjamin Franklin. Calculateur, aux deux sens du terme, l’avare espère maximiser ses divers placements. Ainsi préoccupé par ses affaires, Harpagon devient l’instrument de sa fortune ! Sa vie est colorée par l’argent, moyen absolu.

Dans L’Avare, Molière nous fait aussi comprendre que l’avarice correspond à une vie angoissée. Celui qui possède beaucoup de biens a peur des voleurs, des espions et des traîtres. Il sombre dans la paranoïa. Il s’isole du genre humain. Il devient son propre ennemi, son bourreau !

La troisième illusion est presque formulée par Harpagon lui-même quand il veut graver en lettres d’or la devise “il faut manger pour vivre et non vivre pour manger”. Si le pourceau d’Epicure est haïssable, plus détestable encore est l’hypocrite auquel il faut rappeler qu’il faut gagner de l’argent pour vivre et non vivre pour gagner de l’argent ! Dans L’Argent, la monstruosité de Saccard tient précisément à cette confusion. Saccard vit pour l’argent, tantôt pour la puissance qu’il procure, tantôt pour l’excitation que génèrent la bourse ou la finance. L’argent est donc le mirage suprême, la forme moderne de la tentation.

Ainsi, il est possible de dire que certains ne possèdent rien, non car ils sont pauvres mais parce qu’ils sont riches et que c’est la richesse qui les possède !

Adoptant un point de vue téléologique sur l’argent, nous pouvons préciser la nature même de l’illusion comme ce qui relève toujours, peu ou prou, d’une confusion sur les fins poursuivies. Vanité et vacuité se conjuguent effectivement chez bien des individus assoiffés de richesses.

Avec des rapaces comme Busch ou la Méchain, on a l’impression d’être confronté à des travailleurs infatigables, des monstres d’énergie. Mais leur travail de collecte de dettes ou de vente de titres déclassés est destructeur, même s’il est légal. Ces vautours semblent animés par un besoin de revanche sur le sort. Leur mesquinerie tient à ce qu’ils ne se comprennent pas eux-mêmes, ignorent les raisons de leur férocité.

La réflexion téléologique permet en outre de rapprocher Cléante, le prodigue, d’Harpagon, l’avare. Tous deux croient réaliser leur bonheur grâce à l’argent, chose précieuse, en l’accumulant ou en la dépensant sans compter. Et tous deux se trompent lourdement. C’est la générosité qui sauve Cléante, dans la scène de la bague. Humble, le généreux donne quelque chose de personnel. Fier, le prodigue pense en revanche que la dépense d’argent lui vaudra nécessairement les faveurs de son amante.

Dans L’Argent, Saccard et Gundermann sont présentés comme les stratèges d’une guerre économique. Malgré leur opposition, tous deux représentent une intelligence perverse, une logique violente. Comme Gundermann, certains bourgeois ont un caractère austère mais sont animés de puissants désirs. Simmel rattache cette mentalité à une forme de pensée religieuse : le capitaliste croit repousser le néant ou faire son salut en gagnant de l’argent, la puissance qui concilie les contraires. Il espère être un élu… ou désespère de l’être, comme Saccard. En réalité il fait de l’argent une idole, à l’instar de qui chérit sa cassette plus que ses enfants. Et cette vaine idolâtrie cause sa perte.

Ce qu’on ne pourra jamais posséder en vivant pour l’argent c’est la possibilité de posséder quelque chose pour en faire un usage positif et en tirer une joie pure. La modernité repose sur la métempsycose de la finalité, d’où les attitudes contradictoires de l’économe ou du blasé et, pire que tout, le cynisme contemporain.

Théologie comme philosophie insistent avec raison sur la figure du renonçant. Prolongeons cette revalorisation de la pauvreté dans l’espace politique. Seul le pauvre peut posséder tout ce à quoi il aspire.

Le renonçant possède l’estime des autres et de soi, autant que nécessaire. C’est par exemple Madame Caroline qui décide de se dessaisir des sommes gagnées avec l’Universelle. Par opposition, les Beauvilliers sont victimes d’un dénuement honteux. Quand Madame Caroline les voit de sa fenêtre, elle perçoit une sorte de naufrage physique et moral. La comtesse est effectivement victime de son ignorance de la finance, mais également de ses idées de respectabilité.

Le travailleur possède la santé, par quoi il faut entendre équilibre mental, paix de l’âme ou hygiène de vie. Certes il peut tomber malade. Il peut même occasionnellement ne pas avoir de quoi se payer des soins nécessaires. Mais il possède en lui une vitalité que Giono exprime dans Les Vraies richesses avec les images de la danse et du jeu. C’est en ce sens qu’il jouit de la vie, sereinement, durablement.

Il possède encore et surtout la volonté comme pouvoir créateur. Dans Philosophie de l’argent, Simmel définit la pauvreté de manière relative, comme l’incapacité à réaliser ses propres fins. Dans la plupart des communautés traditionnelles il n’y a guère de pauvreté car toute personne qui manque de quelque chose peut l’obtenir de la solidarité du groupe. On ne s’endette que symboliquement. Dans la société monétarisée les rapports de domination sont exacerbés. Mais le pauvre volontaire qui mesure ses fins à ses moyens, qui privilégie le don sur l’échange marchand, ne manque jamais de rien. Il incarne la formule « Nihil habentes, omnia possidentes ».

Le riche qui, suivant Cicéron, possède de quoi vivre est un pauvre pour l’opinion ! Car on pense ordinairement la richesse quantitativement, comme possession de biens matériels, sans se demander s’il s’agit de vrais biens utiles à la vie bonne. Certes, il convient de marquer l’opposition de la pauvreté et de la misère, toujours subie, toujours destructrice. Mais ce n’est pas un enrichissement collectif qui vainc cette dernière forme d’aliénation, plutôt la reconnaissance de la nécessité d’améliorer qualitativement les échanges, de remplacer des trafics marchands par des dons et du dialogue.


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