Le jeu des perles

samedi 12 novembre 2022
par  Alain BUSSER

Le but du jeu est de deviner la méthode employée par l’animateur pour classer des nombres, en ne posant que des questions du type « ces deux nombres sont-ils dans la même catégorie ? » et en mémorisant la réponse (oui ou non) donnée.

La nécessité de verbaliser l’algorithme que l’on pense avoir trouvé permet de faire travailler l’aspect langagier des mathématiques, mais aussi de faire de la récolte de données sur les algorithmes imaginés par les élèves.

Testé par des élèves du CE1 au CM2 lors de la fête de la science 2022, ce jeu a beaucoup plu aux élèves, qui en ont profité pour améliorer leurs techniques de dénombrement.

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Dans le jeu des perles (©2022), chaque joueur (âgé de 6 ans ou plus) dispose d’un jeu de cartes, numérotées de 1 à 18 (par exemple). Pour la fête de la science, les nombres étaient représentés par des collections de perles, regroupées par paquets de 5 :

Chacun son tour, les joueurs choisissent deux cartes de leur jeu (autrement dit, deux nombres) puis les disposent devant eux en demandant à l’animateur si les deux nombres choisis (ci-dessous, 11 et 12) sont dans la même catégorie :

Supposons par exemple que l’animateur ait choisi de classer les nombres pairs dans une catégorie et les nombres impairs dans une autre catégorie. Dans le cas ci-dessus il répondra alors « non » puisque 11 est impair et 12 est pair.

Ensuite le joueur suivant pose également 2 cartes, en demandant si les deux nombres représentés sont dans la même catégorie :

Comme 10 et 12 sont pairs tous les deux, l’animateur répond « oui » à cette question. Puis on continue le jeu, ici avec 4 et 12 :

Là encore l’animateur répond « oui » puisque 4 et 12 sont pairs tous les deux.

Le but du jeu, pour chaque joueur, est d’essayer de deviner comment l’animateur a classé les nombres, à partir d’informations comme

  • 4 et 12 sont dans la même catégorie
  • 10 et 12 sont dans la même catégorie (donc 4 et 12 sont aussi dans la même catégorie)
  • 11 et 12 ne sont par contre pas dans la même catégorie (donc 11 n’est pas non plus dans la catégorie de 4).

Le premier joueur qui a correctement deviné l’algorithme de classement a gagné le jeu. Pour cela il est nécessaire de montrer une certaine souplesse dans l’interprétation d’algorithmes parfois compris mais pas bien formalisés. Par exemple « ça a un rapport avec la numération décimale » demandera des précisions supplémentaires.

algorithmes testés

Les algorithmes de classement auxquels on pense pour le premier degré ont presque tous un lien avec la division :

  • parité
  • nombre de perles qui ne sont pas dans un groupe de 5 complet
  • nombre de groupes de 5 perles maximum pour représenter le nombre
  • nombre de groupes complets de 5 perles pour représenter le nombre
  • chiffre des unités en base 10

Mais on peut aussi tester des seuils comme

  • le nombre de chiffres nécessaires pour écrire le nombre
  • petits nombres versus grands nombres

Ce dernier exemple fonctionne bien car lorsque les élèves ont compris le principe, ils peuvent deviner le seuil séparant les petits nombres des grands nombres, sans qu’il y ait réellement besoin de précision supplémentaire. Cela permet même de se faire une idée de la signification de « grand nombre » selon l’âge des joueurs (en Petite Section, 4 est un grand nombre).

Dénombrement

Comme pour le jeu de 21, les perles ont été groupées par paquets de 5 disposés en pentagones. Et chaque groupe de 2 pentagones (dizaine) est placé en colonne. Cette représentation qui permet de très rapidement dénombrer les perles, est assez rare pour surprendre même les adultes et les enfants ont tendance (tout au moins en cycle 2) à compter les perles une par une :

Par exemple en posant ces deux cartes la joueuse est censée demander à voix haute si les nombres 5 et 9 sont dans la même catégorie :

Pour cela il faut savoir que les nombres représentés sont 5 et 9, ce qui nécessite de

  • compter les 5 perles de la première carte
  • mémoriser ce nombre 5 (ou le mot « cinq »)
  • compter les 9 perles de la seconde carte
  • former et énoncer la phrase « les nombres cinq et neuf sont-ils dans la même catégorie ? »

Le jeu des perles permet déjà, a minima, de faire pratiquer le dénombrement. Mais aussi la mémorisation : il est inutile de poser une question déjà posée par un autre joueur, et il est donc efficace de mémoriser les questions déjà posées, pour aider à choisir la question suivante.

Les joueurs s’amusent rapidement à essayer de deviner si l’animateur répondra oui ou non à la question que vient de poser l’un d’entre eux. Cela leur permet d’ailleurs de représenter mentalement la structure des connaissances déjà acquises sur cet algorithme. En IA on parle de phase d’apprentissage du réseau de neurones.

Matériel

Voici le jeu utilisé durant la fête de la science (l’image est cliquable et permet de télécharger un pdf à imprimer puis massicoter pour un jeu de cartes) :

On peut aussi jouer avec les cartes de TiPont974 ou autre. Ce qu’il faut c’est que chaque joueur ait son propre jeu de cartes et que les jeux de cartes des joueurs proposent le même choix de nombres.

La version pour adultes est en ligne.

Jeu d’intérieur

Le jeu des perles, du moins avec des cartes en papier, n’est guère propice à un jeu en extérieur :

Les élèves ont donc besoin de bien caler leurs cartes dans la main :

Cela constitue une gêne, parce que la disposition des cartes déjà jouées permet de « dessiner » la structure en cours de formation.

Lorsqu’un joueur pense avoir deviné l’algorithme de classement mais n’arrive pas à le verbaliser, il reste possible de lui demander la liste des nombres qui sont dans la même catégorie que 1. De cette manière, chaque groupe ayant joué lors de la fête de la science, comprenait une gagnante au moins. La notion de parité étant assez naturelle en cycle 3, et la notion de petit nombre apparaissant en cycle 2 avant que les joueurs abandonnent par durée excessive (le jeu ne dure que quelques minutes).

Il est bon de faire un peu traîner le jeu, en questionnnant tous les joueurs :

  • un joueur pose deux cartes
  • l’animateur lui demande (ainsi qu’aux autres) quels sont les deux nombres choisis
  • tout le monde dénombre, le joueur finit par dire les nombres, les autres corrigent éventuellement les erreurs de comptage
  • le joueur demande alors si les deux nombres sont dans la même catégorie
  • l’animateur demande à tous les joueurs qui devine ce qu’il va répondre [1]
  • puis l’animateur répond oui ou non, et passe au joueur suivant.

Typiquement l’animateur occupe 4 joueurs qui jouent chacun son tour.

En inversant les rôles (un élève est maître du jeu, l’animateur est un joueur comme les autres, chargé de deviner l’algorithme de classement de l’élève), on obtient de précieux renseignements sur les méthodes de classement naturelles dans le premier degré.

Un algorithme de cycle 3

1 et 2 forment une classe, 3 et 4 forment une classe, 5 et 6 forment une classe etc.

Mais tant qu’on ne sait pas si 2 et 3 sont dans la même classe (par verbalisation de l’algorithme « si deux nombres se suivent alors ils sont dans la même classe » aboutissant au paradoxe sorite) il est difficile de voir s’il s’agit là d’un algorithme de classement, ni même s’il s’agit d’un classement.

modulo 3

Le classement par reste dans la division euclidienne par 3 montre une régularité :

qui s’exprime en général par « ça va de 3 en 3 » :

Dès lors, on peut trouver naturel le choix d’un représentant de chaque classe, qui soit le plus petit possible (0 pour les multiples de 3, 1 ou 2 sinon).

modulo 4

Le classement par reste dans la division euclidienne par 4 est intéressant parce qu’il permet de tendre un piège (confusion possible avec le classement par parité).

Ainsi, à la question de savoir si 2 et 10 sont dans la même catégorie

la réponse est oui (puisque la différence 10-2 est dans la table de 4) ce qui a abouti à l’élimination d’une joueuse ayant cru un peu trop vite que le classement était par parité (2 et 10 sont pairs tous les deux).

Pour préciser le classement, on a tendance naturellement à trier dans l’ordre les nombres d’une même classe (par exemple 1-5-9-13-17) :

mais aussi, à réifier ces suites arithmétiques de raison 4, classe par classe, et pas forcément nombre par nombre (par exemple 1, 2, 3, 4, 5 avec 1, 6 avec 2 etc) même si cela revient in fine au même :

Un élève de 5e a inventé un algorithme un peu similaire : les multiples de 4 forment une classe, tous les nombres qui ne sont pas multiples de 4 en forment une autre.

imagination

Une élève de 10 ans a inventé le classement par reste dans la division par 5 :

  • les multiples de 5 forment une classe
  • les nombres 1, 6, 11, et 16 en forment une autre
  • les nombres 2, 7, 12, et 17 en forment une autre
  • les nombres 3, 8, 13 et 18 en forment une autre
  • les nombres 4, 9 et 14 en forment une troisième

Ce qui semble difficile par contre c’est de faire le lien avec la notion de division euclidienne...

Une élève de CM2 a inventé un algorithme très original : un nombre et son double sont dans la même classe. Ainsi,

  • les puissances de 2 (1, 2, 4, 8 et 16) forment une classe
  • les nombres 3, 6 et 12 en forment une autre
  • les nombres 5 et 10 en forment une troisième
  • les nombres 7 et 14 en forment une autre
  • les nombres 9 et 18 en forment une autre
  • les nombres 11, 13, 15 et 17 sont chacun tout seul dans sa classe.

Mais le plus intéressant est venu d’un animateur de 8 ans, qui a placé 1, 2, 4, 5, 6, 7, 9, 10, 12, 14 et 16 dans une classe, mais a affirmé que

  • 3 n’est pas dans la même classe que 2 ni 4 (ce qui est cohérent avec l’affirmation ci-dessus)
  • 10 n’est pas dans la même classe que 15 (ça aussi c’est cohérent)
  • 16 n’est pas dans la même classe que 18 (ça aussi c’est cohérent)
  • mais 2 n’est ni dans la même classe que 1, ni dans celle de 5 ce qui laisse penser que la relation d’équivalence qui lui a servi d’algorithme, n’est pas transitive.

En bref, il a trouvé une méthode qui permet, à partir de deux entiers, de répondre par oui ou non à la question qu’on lui pose, et qui est parfaitement reproductible d’après ce qu’ont constaté les joueurs, mais qui n’est pas transitive (2 est avec 4 qui est avec 6 qui est avec 5 mais sans que 2 et 5 soient dans la même classe)...

Sommé de décrire précisément son algorithme, il n’a pas réussi, ce qui donne un intérêt accru à ce phénomène. Il semble que le temps de réponse soit proportionnel à l’écart entre les nombres (par exemple ça prend plus de temps pour dire que 1 et 10 sont dans la même classe, que pour dire que 16 et 18 ne sont pas dans la même classe).

La morale de cette histoire, c’est qu’on gagne beaucoup à donner à des élèves le rôle de maître du jeu : ils doivent inventer un algorithme de classement des nombres, exercer leurs compétences en calcul mental pour répondre aux questions, et in fine, verbaliser l’algorithme quand les autres joueurs donnet leur langue au chat.

La pratique de ce jeu permet donc de mobiliser simultanément le dénombrement, la mémorisation, la logique et les algorithmes. On peut également demander aux joueurs, en guise d’entraînement, d’inventer leur classement et de le représenter, par un judicieux placement des cartes devant lui. Une étude statistique sur les algorithmes choisis serait d’ailleurs intéressante, car elle donnerait des renseignements sur le processus d’apprentissage des nombres.

Le mot de la fin revient à une joueuse de CE2 (à Terre-Sainte) :

J’adore ce jeu, mais pourquoi est-ce que j’adore ce jeu ? [2]


[1Pour cette étape, il est recommandé de porter un chapeau métallique comme ceux portés à Mafate lors de la semaine des maths, certains joueurs essayant de tricher par télépathie.

[2Entendu plusieurs fois au Tampon : « Ce jeu est super. Merci de m’avoir permis d’y jouer. Merci de me l’avoir fait connaître ». Vrai ou pas ?


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