Évolution du concept de vérité en mathématiques

lundi 17 juin 2002
par  Fabienne BOSSY

Analyse de l’évolution du concept de vérité en mathématiques, depuis la conception classique issue d’Euclide et de Descartes, jusqu’aux remises en questions provoquées par les géométries non euclidiennes et le théorème d’incomplétude de Gödel.

Introduction

Pendant de nombreux siècles, les mathématiques ont incarné le domaine de la vérité par excellence et on s’est plu à opposer leurs certitudes inébranlables aux discussions interminables des philosophes. En effet, depuis les Éléments d’Euclide qui est le premier à avoir réellement formalisé la géométrie, les mathématiciens se sont efforcés de construire leurs théories en respectant des règles de logique et de déduction admises par tous, leur conférant par là-même un statut de vérité absolue. Les mathématiques apportent la preuve de ce qu’elles avancent et la solution d’un problème est toujours unique et définitive (même si elle peut-être complexe) alors que les philosophes semblent s’opposer en débats sans fin sur tout problème abordé.

Les mathématiques représentaient ainsi jusqu’au 19e siècle le domaine de la vérité absolue, définitive et éternelle. Pourtant, Euclide avait laissé avec son 5e postulat le premier grain de sable qui allait déboucher des siècles plus tard sur l’irruption des géométries non-euclidiennes et la fin de cette belle certitude des mathématiques. On s’aperçoit dès lors que les mathématiques peuvent être scindées en des théories multiples et indépendantes, dont les résultats parfois contradictoires ne dépendent que de l’axiomatique de départ et de la prise en compte de tel ou tel axiome comme par exemple le 5e postulat ou l’axiome du choix. Cette crise des mathématiques atteindra son paroxysme lorsque le mathématicien Gödel énoncera son fameux théorème d’incomplétude qui détruira tous les espoirs de pouvoir formaliser un jour entièrement les mathématiques. Ce théorème affirme que tout système formel consistant est incomplet, c’est-à-dire qu’il possède toujours des propositions indécidables dont on ne pourra jamais dire à l’intérieur de ce même système si elles sont vraies ou fausses, et par suite, qu’on ne peut pas démontrer la consistance d’un système formel sans faire appel à système extérieur.

La vérité en mathématiques n’est donc plus unique, absolue et totale mais plurielle, relative et incomplète.

I. La conception classique de la vérité en mathématique

Très rapidement dans l’histoire des sciences, les mathématiques ont été considérées de par leur nature et leur construction comme une science exacte et formelle. Que ce soit les nombres en arithmétique ou les figures en géométrie, elles étudient des objets idéaux et déduisent leurs propriétés à partir de règles de logique et d’un raisonnement déductif irréfutables (voir Aristote, Logique). Cependant, s’il est vrai que les mathématiques évoluent dans un monde abstrait, elles s’appliquent aussi à notre monde réel. Pour Euclide comme pour Descartes, la vérité en mathématiques est donc à la fois formelle et matérielle :

  • Elle est formelle car elle respecte le critère de cohérence. Pour qu’un discours soit vrai, il faut qu’il soit cohérent, logique et non-contradictoire, ce qui est le propre même des mathématiques où le raisonnement suit les règles de la logique et de la pensée formulées depuis Aristote.
  • Elle est matérielle car elle respecte le critère de concordance, c’est-à-dire que le contenu du discours est conforme à la réalité. Ainsi, pour Euclide, les axiomes ne sont pas des propositions arbitraires, mais ils correspondent à des évidences et sont en adéquation avec le réel.

Cette union de la vérité formelle et de la vérité matérielle en mathématiques va prévaloir pendant de nombreux siècles. L’assimilation entre « mathématiques » et « vérité absolue » va leur donner une place importante et un rôle privilégié dans l’histoire et l’évolution des connaissances.

Euclide (IVe - IIIe siècle av. J.-C.)

Avec les Éléments d’Euclide, les mathématiques deviennent une science abstraite et autonome :

  • vis-à-vis des problèmes concrets étudiés par les Babyloniens ou les Égyptiens. Les mathématiques avaient alors un but utilitaire comme dans l’architecture, l’agriculture ou le commerce.
  • vis-à-vis de la religion. Dans l’école pythagoricienne, les nombres avaient une valeur mystique et permettaient d’expliquer le monde, son ordre et son harmonie.
  • vis-à-vis de la philosophie. Pour Platon, les mathématiques constituent une propédeutique, un préalable nécessaire et indispensable à l’exercice de la philosophie.

Euclide élabore une théorie mathématique qui se distingue de tout ce qui a été fait auparavant par son caractère démonstratif et déductif. À partir de quelques définitions, axiomes et postulats, il déduit des propositions de plus en plus compliquées et construit ainsi une théorie formelle et consistante en respectant scrupuleusement des règles du raisonnement et de logique. De plus, comme les axiomes et les postulats apparaissent comme des vérités mathématiques adaptées à la description du monde, les résultats qui en découlent sont eux-aussi en accord avec la réalité.

Avec les Éléments d’Euclide, les mathématiques deviennent absolument vraies logiquement et matériellement.

Descartes

Descartes au 17e siècle reprendra cette idée et soutiendra que les mathématiques, parce qu’elles sont les sciences les plus certaines, constituent un véritable modèle aussi bien pour les autres sciences que pour la philosophie.

Il justifie le choix des mathématiques comme modèle car :

  • elles reposent sur des points de départs catégoriques, nécessairement vrais et évidents. Ils sont si clairs et si distincts que la raison ne peut les mettre en doute, comme par exemple : « Le point est ce qui n’a pas de partie ». Descartes les appellera les objets mathématiques purs et simples. Ils sont purs car ils ne proviennent que de la raison et non de l’expérience sensible et ils sont simples car évidents et indivisibles, ce au-delà de quoi l’analyse ne peut remonter.
    Pour lui, ces objets mathématiques (le point, la droite, le cercle...) sont des « semences de vérité qui sont naturellement en nos âmes » et comme ils sont simples, ils sont les premiers dans l’ordre des connaissances.
  • elles reposent sur la déduction qui permet de conclure à partir de propositions initialement posées comme vraies les conséquences qui en découlent nécessairement. La déduction suivant des règles préétablies et un raisonnement contraignant ne peut qu’aboutir à des conséquences vraies et irréfutables. La déduction donne donc lieu à une certitude absolue, à une vérité universelle et intemporelle, et ceci d’autant plus qu’elle repose sur des points de départs eux-même vrais, indiscutables et évidents.

Ainsi, les mathématiques constituent un système catégorico-déductif et leur vérité est absolue, totale et définitive. C’est pour cette raison qu’elles doivent servir de modèle à toute science et à tout discours qui se veut d’être vrai.

II. La crise des mathématiques ou la fin de la certitude absolue

Même s’il y a eu quelques accrocs à la certitude absolue des mathématiques avec les paradoxes de Zénon ou le paradoxe du sorite, cette idée va prédominer jusqu’au milieu du 19e siècle. Ensuite, la conception traditionnelle des mathématiques et de leur vérité va subir un bouleversement total avec l’émergence des géométries non-euclidiennes et puis plus tard avec le théorème d’incomplétude de Gödel. Cette période de transition sera vécue douloureusement par de nombreux scientifiques et l’on parlera alors d’une crise profonde des mathématiques.

Les géométries non-euclidiennes

Le père du formalisme, Euclide, était sûrement bien loin de se douter qu’il avait laissé avec le 5e postulat — dont la version équivalente la plus connue est « Par un point passe une et une seule droite parallèle à une droite donnée » — un élément qui, plus de 2000 ans après sa mort, allait complètement bouleverser les mathématiques et la manière de les considérer.

Les différents commentateurs des travaux d’Euclide ont très rapidement posé la question suivante : peut-on déduire ce postulat à partir des précédents à l’apparence plus naturels ? On a longtemps pensé que cela devait être possible, mais toutes les tentatives de démonstrations ont échoué. Cependant, ces tentatives n’auront pas été infructueuses puisqu’en raisonnant finalement par l’absurde, elles ont abouti à la construction de géométries non-euclidiennes, c’est-à-dire des géométries réfutant le 5e postulat. Ces géométries ont longtemps été ignorées ou refusées, parfois par leurs propres auteurs, tant les résultats qui en découlaient paraissaient surprenants et contre l’évidence : dans la géométrie de Lobatchevsky (géométrie hyperbolique), par un point extérieur à une droite donnée, il passe plusieurs droites parallèles et la somme des angles d’un triangle est supérieure à 180°, alors que dans la géométrie de Riemann (géométrie sphérique), il ne passe aucune droite parallèle et la somme des angles d’un triangle est inférieure à 180°.

Cependant, alors qu’on espérait trouver des contradictions dans ces nouvelles théories, on montre finalement qu’elles sont cohérentes et non-contradictoires et au milieu du 19e siècle, on démontre que le 5e postulat est indémontrable et ne se déduit pas des autres axiomes. Il n’est ni vrai ni faux et constitue un indécidable de la géométrie classique. Ainsi, une géométrie n’est pas plus vraie qu’une autre. Chacune d’elles nous donne un modèle qui sera plus ou moins commode selon le domaine dans lequel on travaille. Einstein, par exemple, utilisera la géométrie de Riemann pour mettre au point sa théorie de la relativité alors que la géométrie euclidienne ne le lui permettait pas.

Dès lors, la vérité d’un théorème n’est plus absolue, elle dépend du système d’axiomes adopté. Une proposition mathématique n’est plus vraie ou fausse en soi. La vérité mathématique est soumise à des conditions : elle devient conditionnelle et relative. Les mathématiques ne sont plus catégorico-déductives mais hypothético-déductives. Ce fut le premier choc des mathématiques.

Le théorème d’incomplétude de Gödel

À la fin du 19e siècle, le mathématicien allemand Hilbert veut donner aux mathématiques des fondements certains, extérieurs à toute référence au monde sensible. Il élabore une axiomatique où il remplace les notions de « point », « droite », « cercle » par des objets abstraits qui répondent à des axiomes et ne font référence à aucune interprétation a priori. Il espère ainsi construire une théorie totalement cohérente et consistante.

Malheureusement, en 1931, le logicien Gödel allait prouver un théorème révolutionnaire : Tout système formel permettant de faire de l’arithmétique est soit inconsistant, c’est-à-dire qu’on peut démontrer une propriété P et sa négation non-P, ce qui sort du cadre de la logique usuelle et de son principe de non-contradiction, soit il est incomplet, c’est-à-dire qu’il possède des propositions indécidables. Autrement dit : tout système assez puissant pour l’arithmétique élémentaire et consistant possède des indécidables. La deuxième partie du théorème indique que justement l’énoncé qui affirme qu’un système est consistant est l’un des indécidables de ce système. Par conséquent, on ne peut démontrer la consistance d’une théorie à l’intérieur de celle-ci, ce qui réduit à néant les efforts de Hilbert d’axiomatiser complètement les mathématiques en un système cohérent et consistant. Il n’existe pas de fondement absolu aux mathématiques. Ce fut le second choc des mathématiques.

Les exemples les plus célèbres d’indécidables sont le 5e postulat en géométrie classique et l’axiome du choix en théorie des ensembles. Mais attention, il n’existe pas d’indécidable absolu. Il suffit d’ajouter la proposition indécidable en question aux axiomes de départ pour obtenir un nouveau système formel dans lequel elle sera considérée comme vraie mais aussi dans lequel il y aura forcément d’autres propositions indécidables.

Conclusion

Avec l’émergence des géométries non-euclidiennes et puis plus tard avec le théorème de Gödel, l’idée d’une mathématique unique et absolue disparaît. On découvre une floraison de nouvelles axiomatisations et l’on peut désormais utiliser le système ou le modèle qui convient le mieux.

Aussi, la conception de vérité n’est pas aussi simple qu’elle y paraissait :

  • La vérité en mathématique n’est plus une, mais plurielle. Des positions divergentes voire contradictoires coexistent.
  • Elle n’est plus absolue, mais relative au système d’axiomes adoptés.
  • Elle n’est plus définitive, mais elle peut être rectifiée par une théorie plus large et plus féconde.

Cependant, il s’agit bien encore de vérité formelle et matérielle même s’il faut revoir la conception traditionnelle que l’on avait de la vérité en mathématiques. Aussi, les mathématiques restent un modèle de rigueur et une science exemplaire. De plus, cette nouvelle conception de la vérité a été fructueuse et bénéfique à l’essor des mathématiques et des sciences en général, puisqu’elle a engendré une multitude de nouvelles théories, elle a ouvert de nouvelles voies de recherches et a donné de nouvelles perspectives à la pensée humaine.


Commentaires

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mercredi 23 décembre 2020 à 12h18 - par  nom

« Ce théorème affirme que tout système formel consistant est incomplet »
est sans doute à remplacer par
« tout système formel consistant, et susceptible de formaliser en son sein l’arithmétique des entiers, est incomplet. »

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mardi 17 janvier 2012 à 11h00 - par  Fabienne Bossy

Je voulais préciser que je n’avais pas rédigé véritablement cet article qui a été écrit par un collègue et ami d’après les notes qu’il avait prises lors d’une de mes interventions à L’Irem. Je n’ai rien relu, ni corrigé. Je pense que j’aurais été un peu plus précise.

mardi 19 octobre 2010 à 09h07

On aurait aussi pu parler de la non évidence du tiers exclu mise en cause par LEJ Brouwer en opposition avec Hilbert au début du XXe siècle.

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lundi 7 juin 2010 à 00h58 - par  Gabriel

exposé très clair il a relancé mon intérêt pour les mathématiques
bon travail et merci de l’avoir posté