Samantsy

La version malgache du jeu d’échecs
mercredi 10 avril 2024
par  Alain BUSSER

Le massif de l’Ikongo est très escarpé, et des villages isolés ont été relativement préservés de l’extérieur. Cependant, au début du XXe siècle, le Capitaine Ardant du Picq y a observé un jeu appelé Samantsy, sans préciser sa ressemblance avec le jeu d’échecs, et plus particulièrement avec son ancêtre le chatrang.

Le jeu est décrit par Ardant du Picq dans cet article de 2 pages, publié dans le bulletin de l’Académie Malgache en 1912 :

Les noms des pièces

nom malgache nom français chatranj échecs symbole
hova roi idem sauf pat gagnant idem sauf pat gagnant ♚♔
anakova dame idem 1 seule case en diagonale ♛♕
basy fou idem 2 cases en diagonale ♝♗
farasy cavalier idem idem ♞♘
vorona tour idem idem ♜♖
zaza] pion idem mais avance de n cases avance de n cases ♟♙

Matériel

L’échiquier n’est pas colorié en cases alternativement claires et foncées, comme le montre ce dessin de Ralph Linton en 1929 [1] :

Mais il fait bien 64 cases, que du Picq décrit comme carrées :

Le samantsy se joue sur une planche carrée divisée en 64 petits carrés.

Quant aux pièces,

elles sont en bois blanc dans un camp, en bois noir dans l’autre.

Et il y en a 16 par joueur, à savoir

  • 8 zaza (pions) ♙♙♙♙♙♙♙♙
  • 2 vorona (tours) ♖♖
  • 2 farasy (cavaliers) ♘♘
  • 2 basy (fous) ♗♗
  • 1 anakova (dame) ♕
  • 1 hova (roi) ♔

Mais il est conseillé d’avoir quelques ♛ et ♕ en réserve, puisque du Picq dit, à propos des zaza (pions) que

une fois arrivés [...], ils acquièrent toutes les propriétés de l’anakova au point de vue de la marche et des prises.

On peut, par exemple, utiliser des jetons ⛂ et ⛀ à la place des ♛ et des ♕, en complément de pièces de jeu d’échecs. La position initiale des pièces sur l’échiquier est classique :

. . . . . . . .
. . . . . . . .
. . . . . . . .
. . . . . . . .

Ce que du Picq écrit

vorona farasy basy hova anakova basy farasy vorona
zaza zaza zaza zaza zaza zaza zaza zaza
. . . . . . . .
. . . . . . . .
. . . . . . . .
. . . . . . . .
zaza zaza zaza zaza zaza zaza zaza zaza
vorona farasy basy hova anakova basy farasy vorona

On prend comme aux échecs :

Une pièce, qui en prend une autre, prend sa place.
Aucune pièce, à l’exception des farasy, ne peut sauter par dessus les autres.

Les propriétés des pièces sont expliquées pièce par pièce ci-dessous :

zaza ♟

Les pions sont parmi les plus originaux des variantes connues aux échecs :

1° Les zaza marchent [...] droit devant eux, en sautant ou sans sauter un nombre quelconque de carrés.
Ils prennent les pièces voisines sur les diagonales.

Autrement dit, le pion prend en diagonale (d’une case vers son nord-ouest ou son nord-est) comme aux échecs, mais il avance d’autant de cases qu’il veut, comme la tour mais seulement en avant.

Il s’agit là d’une des deux principales originalités de ce jeu.

vorona ♜

La tour est exactement comme celle des échecs :

2° Les vorona marchent rectangulairement dans tous les sens, en sautant ou non un nombre quelconque de carrés.
Ils prennent de la même façon.

farasy ♞

farasy vient d’un mot arabe qui signifie cheval, et cette pièce est précisément le cavalier du jeu d’échecs : il bouge de le même manière, et

il est la seule pièce qui puisse sauter par-dessus les autres.

Noter que les Tanala ne connaissaient pas le cheval qui n’est pas un animal endémique de Madagascar, et cette pièce était donc abstraite pour eux.

basy ♝

Le fou du samantsy est plus proche de l’alfil du chatranj, que du fou du jeu d’échecs :

Les basy marchent diagonalement en sautant un carré et prennent de même.

Par exemple le fou qui est en c1 ne peut aller qu’en a3 ou en e3, les cases b2 et d2 lui étant inaccessibles puisqu’il doit absolument avancer de deux cases, ni plus, ni moins. Noter qu’au début du jeu le fou en c1 ne peut pas aller en a3 ni en e3 puisqu’il y a des pions qui font obstacle : seul le cavalier peut sauter par-dessus d’autres pièces.

En fait, chaque fou ne peut accéder qu’à 8 cases de l’échiquier, et la moitié des cases de l’échiquier ne seront jamais visitées par des fous (le roi y est donc à l’abri des fous). Ce sont les cases marquées d’un X ci-dessous :

X X X X
X X X X
X X X X
X X X X
X X X X
X X X X
X X X X
X X X X

anakova ♛

La dame n’est pas comme celle du jeu d’échecs, elle descend visiblement du ferz :

L’anakova marche diagonalement carré par carré et prend de même.

Il s’agit donc de la pièce la plus faible du jeu, ce qui contraste avec la situation aux échecs !

Noter que comme la dame n’avance que diagonalement (d’une case à la fois), la couleur de la case sur laquelle elle se trouve est un invariant, et tant qu’il n’y a pas eu de promotion de pion à dame de l’autre couleur, les deux dames ne peuvent se menacer mutuellement. Le lieu où a lieu une promotion de pion à dame, a donc une importance stratégique.

Seules 32 cases sont accessibles à une dame donnée, ce qui fait quand même beaucoup plus que pour un fou.

hova ♚

Le roi bouge comme aux échecs :

Les hova marchent carré par carré rectangulairement et diagonalement et prennent de même. Ils ne sont pris par aucune autre pièce et ne se prennent pas entre eux.

Par comparaison avec d’autres variantes du jeu d’échecs, le « ils ne sont pris par aucune autre pièce » ne signifie pas que le roi est imprenable (comme le seraient les tigres du Bagh Chal par exemple) mais que le jeu s’arrête avant que le roi soit pris par une pièce adverse. Ce qui mène à cette interprétation de la fin de partie :

Comment le jeu finit-il ?

La partie est gagnée, quand le hova du camp adverse est bloqué.

Il y a deux manières de bloquer le roi adverse :

  • il est menacé et ne peut se soustraire à cette menace (échec et mat),
  • il n’est pas menacé mais ne peut bouger sans être pris au coup suivant (pat (échecs)).

C’est cette dernière possibilité qui donne toute sa saveur au samantsy.

autres variantes basées sur le pat

On retrouve cette curieuse fin de partie

Ce qui laisse penser à une origine arabe ou persane du samantsy [2].

Par contre, le mouvement du pion rapide semble être malgache : aucune autre variante connue du jeu d’échecs ne l’utilise.

ludii

Voici la version ludii, permettant de jouer contre une AI :

(define "SlideForwardToEmpty"
	(move Slide
		Forward
                (between 
                	if:
                		(is Empty (between)
                	)
                ) 
	)
)
(define "SamantsyPawn"
	(piece #1 Each
		(or {
			"SlideForwardToEmpty"
			("StepToEnemy" (directions {FR FL}))
			#2
			}
			#3
		)
	)
)

//------------------------------------------------------------------------------

(game "Samantsy" 
    ("TwoPlayersNorthSouth") 
    (equipment { 
        (board (square 8)) 
        ("ChessKing" "King_noCross")
        (piece "Ferz_noCross"
                ("StepToNotFriend" Diagonal)
        )
        (piece "Elephant"
            (move Slide Diagonal 
                (between 
                	(exact 2)
                	if:
                		(is Empty (between)
                	)
                ) 
                (to 
                    if:("IsEnemyAt" (to))
                    (apply 
                        (remove (to))
                    ) 
                ) 
            )		
        )
        ("ChessKnight" "Knight")
        ("ChessRook" "Rook")
        ("SamantsyPawn" "Crab" ~ 
        	(then ("PromoteIfReach" (sites Mover "Promotion") "Ferz_noCross"))
        )
        (regions "Promotion" P1 (sites Top))
        (regions "Promotion" P2 (sites Bottom))
    })
    
    (rules 
        (start { 
            (place "Crab1" (sites Row 1))
            (place "Crab2" (sites Row 6))
            (place "Rook1" {"A1" "H1"}) (place "Knight1" {"B1" "G1"}) (place "Elephant1" {"C1" "F1"}) (place "Ferz_noCross1" coord:"D1") (place "King_noCross1" coord:"E1") 
            (place "Rook2" {"A8" "H8"}) (place "Knight2" {"B8" "G8"}) (place "Elephant2" {"C8" "F8"}) (place "Ferz_noCross2" coord:"D8") (place "King_noCross2" coord:"E8") 
        })
        (play 
            (do (forEach Piece)
                ifAfterwards:(not ("IsInCheck" "King_noCross" Mover))
            )
        )
        
        (end {
                (if
                        (not
                            (can
                                Move
                                (do
                                    (forEach Piece Next)
                                    ifAfterwards:(not
                                        (is Threatened (id "King_noCross" Next))
                                    )
                                )
                            )
                        )
                   	(result Mover Win)
                )
        })
    )
)

//------------------------------------------------------------------------------

(metadata 
    
    (info
        {
        (description "Game from Ikongo (Madagascar) reported in 1912")
        (rules "8x8 board. The pieces move as follows, with the number per player: 1 x hova (king): moves one space orthogonally or diagonally. 1 x anakova (counselor): 1 step diagonally. 2 x vorona (rook): Any number of spaces orthogonally. No castling. 2 x basy (elephant): Two steps diagonally, 
        jumping over an empty place. 2 x farasy (horse): Moves as a chess knight. 8 x zaza (pawn): slides forwards orthogonally; one space forward diagonally to capture. No en passant. Promoted to anakova when reaching the eighth rank. An opponent's piece is captured by moving a player's own piece onto a space occupied by the opponent's piece. When a hova can be captured on the next turn by an opponent's piece, it is in check. The hova must not be in check at the end of the player's turn. If this is not possible, it is checkmate and the opponent wins. Stalemate results in a win for that player causing it.
        ")
        (source "Ardant du Picq 1912: 267-268.")
        (version "1.4.0")
        (classification "board/war/replacement/checkmate/chaturanga")
        (credit "Alain Busser")
        (origin "This game was played in Madagascar, from around 1900 to 1940.")
        }
    )
    
    (graphics {
        (board Colour Phase0 (colour 223 178 110))
        (board Colour Phase1 (colour 223 178 110))
        (board Colour InnerEdges (colour Brown))
        (board Colour OuterEdges (colour Black))
    })
    
)

Évolution du jeu en pays Tanala

En 1940, Harry Huffel, échéphile australien, a à son tour décrit un samantsy vu en Ikongo, qu’il décrit comme « ressemblant remarquablement aux échecs » :

Il décrit des changements par rapport au jeu décrit par de Picq :

  • Les pions ne bougent maintenant plus que d’une case, mais dans toutes les directions ; ils sont promus à une pièce de même rang que celle qui était au début du jeu sur la case de promotion [3].
  • Le roi avance d’autant de cases qu’il le souhaite (comme la dame du jeu d’échecs).
  • La dame bouge d’une case, orthogonalement ou diagonalement, comme le fait le roi des échecs (les mouvements du roi et de la dame semblent avoir été inversés).
  • Les cavaliers avancent de deux cases orthogonalement ou diagonalement mais peuvent sauter par-dessus une autre pièce.
  • Les fous bougent comme la tour du jeu d’échecs, mais doivent avancer de 2 cases lors de leur premier mouvement.

Ces différences entre le jeu décrit par du Picq (et également observé par Linton) et celui observé en 1940, suggèrent une évolution du jeu à l’échelle temporelle d’une génération. Cependant il est possible qu’au contact des européens, les Tanala aient découvert le jeu d’échecs traditionnel et s’en soient inspirés.

Quoiqu’il en soit, la description de 1940 est imprécise et ne donne pas de règles aussi formelles que celle de du Picq.


[1Extrait de the Tanala, a hill tribe of Madagascar.

[2De fait, le fanorona dimy des plateaux malgaches, se joue sur un plateau d’alquerque probablement amené à Madagascar par des commerçants arabes ou perses, et il semble en être de même pour les jeux de semaille pratiqués dans tout Madagascar. Voir à ce sujet Luc Tiennot, par exemple ici.

[3Problème : si un pion blanc est promu sur la case d8, est-il vraiment promu à roi ? Cette phrase interroge...


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